TEMPORALITÉ (littérature)
De la notion de temporalité, on ne retient le plus souvent que la signification philosophique : elle désigne la dimension existentielle, vécue, du temps. Mais il s'agit aussi d'un terme grammatical qui indique la valeur ou le caractère temporels d'un fait de langue. Le linguiste Émile Benveniste l'emploie par exemple dans son étude des « relations d'auxiliarité » (reprise in Problèmes de linguistique générale, vol. 2, 1974), pour distinguer l'emploi des auxiliaires dans les temps composés (auxiliation de temporalité) de l'emploi du verbe être à la voix passive (auxiliation dite de diathèse). Cet aspect de temporalité est en effet fondamental dans la grammaire du verbe, comme l'ont souligné notamment les travaux de Gustave Guillaume (Temps et verbe, 1929).
L'opposition héritée de Benveniste entre discours et récit repose en partie sur une catégorisation des temps verbaux. La théorie littéraire l'investit avec la distinction entre temps de l'énonciation (ou temps du récit) et temps de l'énoncé (ou temps de l'histoire). L'essai de narratologie, ou « discours du récit » (Figures III, 1972), entrepris par Gérard Genette se définit ainsi comme l'étude des « relations entre temps de l'histoire et (pseudo-)temps du récit », suivant trois déterminations essentielles : l'ordre (les écarts par rapport à la chronologie), la durée (le rapport de l'histoire à la sorte d'unité de temps que constitue la longueur du texte, avec les effets qu'il engendre d'ellipse, d'accélération, de ralenti...) et la fréquence (la dialectique du singulier et de l'itératif, les répétitions d'événements narrés ou bien d'énoncés narratifs). Ce que Genette appelle anachronie, c'est-à-dire désordre dans la temporalité du récit, apparaît avec la littérature elle-même, puisqu'un exemple des plus célèbres est le début in medias res (au milieu de l'histoire) de l'Iliade (viiie siècle av. J.-C.), devenu un procédé caractéristique du poème épique. L'anachronie se définit par référence à un niveau temporel de récit : récit second, soit antérieur à ce récit premier (Genette parle alors d'« analepse »), soit au contraire qui s'y trouve rapporté par anticipation (il propose dans ce cas le terme de « prolepse »). Ce n'est là que la plus simple des figures employées par l'écrivain : certains textes majeurs de la littérature moderne – à commencer par À la recherche du temps perdu (1913-1927) de Marcel Proust – se signalent par la complexité et la pluralité des temps mis en œuvre.
Ce jeu sur une matière temporelle n'est pas propre à la fiction. Il tient plus fondamentalement à la nature du langage, s'il est vrai, comme l'écrivait Gotthold Ephraim Lessing, que « les signes doivent avoir une relation naturelle et simple avec l'objet signifié » : c'est la base de la fameuse distinction, dans le Laocoon (1766), entre arts de l'espace et arts du temps ; la peinture emploie « des formes et des couleurs étendues dans l'espace », tandis que la poésie « se sert de sons articulés qui se succèdent dans le temps ». Aussi le dramaturge allemand réprouve-t-il l'usage de l'allégorie en peinture, comme, inversement, celui de la description en littérature. Il rejoint la caractérisation aristotélicienne de la tragédie comme « imitation de l'action » (Poétique, env. 340 av. J.-C.), et l'on comprend que le théâtre, mieux que toute autre forme d'art, accomplisse ce programme car la représentation y « réalise » l'action, dans l'équivalent de la durée de la lecture. Le théâtre classique, avec la règle des trois unités et l'intensité qu'elle donne à la parole, est au plus près de cet idéal d'adéquation[...]
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Écrit par
- François TRÉMOLIÈRES : professeur de littérature française du XVIIe siècle, université Rennes-2
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