TEMPS / MÉMOIRE (notions de base)
Mesurer le temps ?
Six siècles environ avant Augustin, Aristote (384-322 av. J.-C.) avait proposé dans sa Physique une définition du temps qui peut apparaître comme opposée à l’approche augustinienne. En affirmant du temps qu’il serait « le nombre du mouvement » (livre IV, 11), Aristote ne donne-t-il pas au temps la réalité objective que lui conteste Augustin ? Le philosophe précise qu’il s’agit du « nombre nombrant », autrement dit de l’acte même de « nombrer », de mesurer, et non pas du résultat de cette opération. En le lisant plus attentivement, on comprend que, si le mouvement est bien la condition de la temporalité, il n’est pas le temps en soi. Il est parfaitement exact que si rien ne bouge aucun temps ne sera perçu par l’esprit. Et si l’on objecte, argumente Aristote, que le temps nous semble continuer à s’écouler devant un paysage absolument immobile, c’est parce qu’alors même que rien ne bouge en dehors de moi, quelque chose continue à se mouvoir en moi : le rythme de ma respiration, les battements de mon cœur, l’attente de mon esprit, etc.
Avec le sens aigu des formules dont il a le secret, Aristote conclut : « Il ne peut y avoir de temps sans l’âme » (Physique, livre IV, 14). Ainsi le philosophe, qui pouvait nous donner l’impression qu’en partant du mouvement il faisait route en direction d’une conception « objective » de la temporalité, se retrouve en fait très proche de ce que développera plus tard Augustin. Comme le montrera le penseur d’Hippone, Aristote fait dépendre le temps d’une action de l’âme. Il serait sans doute anachronique de parler ici de « subjectivité ». Cependant, chez Aristote comme chez Augustin et tous les penseurs qui viendront après eux, le temps n’est pas défini comme une dimension de la nature, mais comme une propriété de l’âme.
C’est ainsi qu’Emmanuel Kant (1724-1804), bien que considérant comme utopique toute connaissance métaphysique – autrement dit toute connaissance dépassant les frontières de ce qu’il nous est possible d’expérimenter –, accorde à Aristote qu’aussi longtemps que nous vivons une instance extérieure au temps doit être présupposée en nous. Kant nomme « je pense » cette instance qu’Aristote appelait « âme ». Et il affirme que « le “je pense” doit pouvoir accompagner toutes mes représentations » (Critique de la raison pure, 1781). Cette faculté de liaison est antérieure et supérieure à toutes nos perceptions, qu’elle organise en les soumettant en particulier à la forme du temps qu’elle contient en elle, sans l’avoir empruntée à l’expérience.
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Écrit par
- Philippe GRANAROLO : professeur agrégé de l'Université, docteur d'État ès lettres, professeur en classes préparatoires
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