TEN (A. Kiarostami)
Réalisateur iranien tournant depuis 1970 (Le Pain et la rue), révélé aux cinéphiles français par la sortie en 1990 de Où est la maison de mon ami ?, Abbas Kiarostami obtient la palme d'or au Festival de Cannes 1998 avec Le Goût de la cerise, puis le grand prix du jury de la Mostra de Venise 1999 pour Le Vent nous emportera (film par ailleurs inscrit au programme du baccalauréat 2003). Par rapport au consensus critique international qu'ont rencontré ses films, l'expérience de Ten (2002) apparaît comme une remise en question de son statut d'auteur. Ce changement radical est déjà sensible dès le titre qui rompt avec le sens de la métaphore (Le Vent nous emportera, Le Goût de la cerise, Et la vie continue...) pour indiquer simplement un nombre, 10, celui des séquences construites à partir d'une structure identique : un enfant et cinq femmes viennent s'asseoir à côté de Mania (Mania Akbari) au volant d'une voiture, et dialoguent avec elle le temps que dure chaque trajet.
Figure récurrente du cinéma de Kiarostami, l'automobile occupe cette fois tout l'espace-temps filmique, équipée d'un dispositif minimaliste : deux petites caméras numériques, placées frontalement – elles n'épousent ni le regard du chauffeur ni celui de ceux qui l'accompagnent comme dans Le Goût de la cerise –, enregistrent l'une la conductrice, l'autre la passagère ou le fils de Mania. Cherchant depuis toujours à éliminer autant que possible la lourdeur du 35 mm et la présence de l'équipe technique, Kiarostami trouve dans la caméra numérique l'outil idéal, qui lui permet également de supprimer l'intervention du réalisateur durant les prises. Pour lui les petites caméras assurent le naturel comme l'intimité des interprètes (certaines scènes ont même été enregistrées hors de la présence de Kiarostami dans la voiture) et la liberté du cinéaste, qui n'a plus de comptes à rendre, ni aux bailleurs de fonds, ni aux pouvoirs politiques. Brouillant la distinction entre documentaire et fiction au moyen d'une pauvreté esthétique revendiquée, Ten propose une nouvelle définition du direct : comme le 16 mm synchrone avait fondé en 1960 le « cinéma-vérité », la caméra numérique ouvre ici un champ cinématographique qui pose autrement la question de l'auteur, en renouant avec la croyance rossellinienne dans la force du réel.
Si le schéma est donné par le cinéaste, les interprètes n'ont pas eu préalablement connaissance du dialogue avec leur interlocuteur et viennent de la vie : Amin, l'enfant de 10-12 ans est bien le fils de Mania Akbari qui est elle-même séparée de son mari, comme son personnage. Mania et les cinq passagères, qui figurent sa sœur, une amie, une vieille femme, une jeune fille, une prostituée, n'ont jamais fait de cinéma. Elles apportent leur propre sensibilité et leur manière personnelle de se comporter. Si Kiarostami leur a soufflé ce qu'elles devaient dire dans les situations évoquées, rien n'est écrit et le réalisateur respecte leur individualité : il ne parle par la bouche d'aucun de ses protagonistes. Si la scène bouleversante où la jeune fille abandonnée découvre son crâne tondu avait été imaginée par Kiarostami, il n'avait prévu ni la violente colère de l'enfant, ni les larmes de l'amie séchées par Mania. Ten se fait ainsi mise à l'épreuve du réel, d'abord celui de la rue dans laquelle s'immerge le véhicule en mouvement, et surtout celui de la profonde humanité des passagères qui, de la prière au sexe, interrogent directement la relation mère-fils qui constitue le fil rouge de toutes ces rencontres. Les protagonistes sont toujours deux côte à côte, comme au théâtre, mais discutent avec des mots beaucoup plus crus que dans les œuvres précédentes du cinéaste. Ce n'est plus la quête des lieux qui caractérisait[...]
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Écrit par
- René PRÉDAL : professeur honoraire d'histoire et esthétique du cinéma, département des arts du spectacle de l'université de Caen
Classification
Média