TERRA INCOGNITA (A. Corbin) Fiche de lecture
Dans Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot (1998),Alain Corbin, partant d’un nom inscrit sur une tombe, des paysages du Perche qu’il a traversés et du glissement des contextes historiques qui ont accompagné entre 1798 et 1876 la vie du sabotier, a su lui redonner une existence plausible. On ignorait tout de Pinagot. Mais cette ignorance s’est révélée une dynamique. Avec Terra incognita. Une histoire de l’ignorance, xviiie-xixe siècle(Albin Michel, 2020), Alain Corbin va plus loin encore dans sa démarche historique singulière, et s’interroge sur la fonction historique de l’ignorance.
« Ô malheureux mortels ! ô Terre déplorable ! »
Pour lui, l’incapacité de répondre à ce qu’on ignore autrement que par l’imaginaire marque le point de départ de chemins qui conduisent à une réponse plausible. Comme la peur accompagne l’ignorance, Corbin part d’un événement tragique qui connut un retentissement considérable dans toute l’Europe. Le tremblement de terre de Lisbonne, le 1er novembre 1755, fut dévastateur, et incompréhensible même pour les plus savants. On invoqua alors une punition divine, mais l’air du temps était déjà à l’explication par la physique, et on pensa à un gigantesque incendie souterrain. Puis les théories sur les gaz dominèrent : on évoqua alors une dilatation chaotique de l’air. L’électricité est à la mode : elle s’est précipitée sur Lisbonne. Hypothèses comme réponses sont imaginaires. Mais elles correspondent aussi aux intérêts partagés par les savants du moment et par tous ceux qui avaient accès à l’imprimé. C’est le métier des institutions savantes que de chercher à orchestrer cette cacophonie : le tremblement de terre de Lisbonne va ainsi donner un élan décisif aux sciences de la Terre et à ses théories successives.
Le regard de Corbin se porte alors sur les propositions d’explications avancées par les savants. De Buffon à Lyell, elles se succèdent, se transforment sans perdre de leur contenu imaginaire initial : feu central, effondrements gigantesques et succession de déluges. Corbin ne fait pas de l’histoire des sciences mais œuvre au recueil des mécanismes où peur, imaginaire, raison et curiosité mêlés tentent de formuler des réponses à l’ignoré.
Au fil de son examen des réponses données aux grandes interrogations sur la Terre, il constate que l’on s’est contenté jusqu’au xviie siècle de suivre Aristote (sa Physique et le traité Du Ciel, notamment) et de croire indéfectiblement au texte de la Genèse ; l’histoire de l’ignorance de Corbin est occidentale. Ce sont là des textes forts, fondateurs d’une grande part de notre culture. Mais ils constituent une réponse imaginaire à la question angoissante de nos origines, formulée dans l’air de ces temps-là. Il a fallu s’en affranchir. D’abord se délivrer de la science d’Aristote puis, plus difficile, distanciation au cœur de plusieurs chapitres de Terra incognita, situer dans une dimension symbolique les récits de la Genèse. Ce travail avait commencé avant le séisme de Lisbonne, il s’amplifie après la tragédie. Mais l’ignorance a peu reculé à la fin du xviiie siècle. Son vrai recul se situe au siècle suivant, dont Pietro Corsi dit qu’il a été le siècle de la géologie, et qui apportera la plupart des réponses sur lesquelles la connaissance moderne de la Terre reste fondée. Corbin nous y conduit en abordant la question de l’âge de la Terre (comment le calculer ?), les débats sur les glaciers, les déluges, les catastrophes et le catastrophisme, le transformisme enfin. Les grandes théories du xixe siècle s’y affrontent. Les réponses scientifiques l’emportent. Mais le récit de la Genèse reste toujours présent et actif dans les propos qui se réfèrent à l’histoire de la Terre… Ce débat entre une connaissance et sa difficile intégration dans une culture partagée est au[...]
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Écrit par
- Gabriel GACHELIN : chercheur en histoire des sciences, université Paris VII-Denis-Diderot, ancien chef de service à l'Institut Pasteur
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