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TERRA INCOGNITA (A. Corbin) Fiche de lecture

Le désenchantement du monde

D’autres domaines d’ignorance, de peurs et de questionnements sont moins sensibles au poids des vieilles hypothèses. La montagne, les glaciers, les volcans, les météores sont de ceux-là. Les peurs qu’ils inspirent restent présentes mais Corbin ne s’attarde pas trop sur cet imaginaire toujours actif, s’intéressant plutôt aux conditions de la construction progressive d’un savoir à partir de la fascination que ces thèmes exercent chez Goethe et Novalis, par exemple. Ou encore sur les Anglais du « grand tour » : Lord William Hamilton évoque le Vésuve comme Pline le Jeune plutôt qu’avec le regard prêté à saint Janvier, protecteur de Naples. Le « grand tour » passera par cette ville et ce qu’on en rapporte finit, par textes littéraires partagés, à se transformer en étude des volcans. Les résultats affluent et déshabitent la Terre de ce qu’on ignorait. Des mystères sublimes ou terrifiants se réfugient au fond des océans, les abysses, dans les continents encore inexplorés et sur les pôles. Ces lieux se peuplent de créatures nécessairement monstrueuses. C’est ce mélange de peurs de l’inconnu, d’imaginaire et de connaissances fraîchement acquises qu’exploitent des auteurs comme Jules Verne. La Terre est bien le personnage central de ses romans.

Depuis, il n’existe plus de Terra incognita sur nos cartes de géographie. Les grandes interrogations semblent avoir trouvé une réponse. L’ignorance a-t-elle pour autant vraiment reculé ? Certainement, dit Corbin, en ce sens que Proust en savait plus sur la Terre que Voltaire, et que chacun peut disserter sur les abysses. Les écrits, l’enseignement, les expositions ou la photographie ont construit une somme de connaissances sur la Terre qui est partagée presque par tous ceux qui n’ont pas oublié l’enseignement de l’école primaire. Mais tout cela constitue-t-il pour autant un récit qui cimenterait les hommes autant que la Genèse a pu le faire, un récit peuplé d’inconnu dont toute culture semble avoir besoin ? Quelles histoires pouvons-nous raconter ? Certes des trous noirs s’entredévorent dans le ciel et crachent des ondes gravitationnelles, mais l’espace proche est devenu une poubelle sans mystère, et n’est pas Hésiode l’astrophysicien qui voudrait l’être.

Terra incognita n’est pas un ouvrage d’histoire des sciences. Il se veut bien plutôt une invitation à reconnaître qu’un contexte historique est empli de savoirs mais aussi d’ignorances, de craintes et d’imaginaires mêlés. Quel est le nôtre, considéré ainsi ? Dans les dernières lignes de son livre, Corbin nous invite à prolonger sa réflexion. Tentons l’expérience : les craintes issues de l’application de nos immenses connaissances et notre ignorance devant leurs conséquences (réchauffement de la Terre, déforestation, nucléaire, etc.) contribuent à construire le nouvel imaginaire inquiet où nous nous retrouvons tous. Cette crainte de la destruction serait peut-être alors la seule chose en commun que nous puissions imaginer, du moins pour le moment, et dont tous nous puissions parler.

— Gabriel GACHELIN

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Écrit par

  • : chercheur en histoire des sciences, université Paris VII-Denis-Diderot, ancien chef de service à l'Institut Pasteur

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