THE GRANDMASTER (Wong Kar-Wai)
Mélancolie amoureuse
Les combats marquent ainsi les étapes d’un récit que découpent également de manière très significative plusieurs séances de photos qui, comme chez Ozu, influence discrète, mais majeure, du travail de Wong Kar-wai, revêtent une dimension de deuil en rassemblant une dernière fois les membres de la famille ou d’un groupe que les événements et la mort vont bientôt détacher les uns des autres. Le caractère déroutant du film est de plus en plus évident avec la désorientation du personnage, qui subit l’occupation japonaise, voit mourir ses enfants de faim durant la guerre, est séparé de son épouse et vit un amour refoulé avec Gong Er, héritière d’une autre dynastie du kung-fu, interprétée par Zhang Ziyi, qui affrontera à la fin du film celui qui a tué son père dans un combat mémorable.
Les plus belles séquences de The Grandmaster sont celles qui se nouent entre l’homme et les deux femmes : gestes de son épouse qui lui lave le torse, et moment aérien où Ip Man et Gong Er, suspendus dans les airs lors d’un combat, voient leurs lèvres se frôler, entrouvertes, dans une étreinte impossible plus belle et violente que les plus émouvants baisers hitchcockiens. Séparé des deux femmes, puisque son épouse est restée en Chine communiste alors que lui est à Hong Kong, tandis que Gong Er ne peut lui avouer son amour, le héros se mure en lui-même. Il se voue à la transmission de son art, dont bénéficiera le jeune Bruce Lee que représente symboliquement le jeune élève de la fin du film.
Chez Wong Kar-wai, mélancolie amoureuse et mélancolie de l’histoire ne font qu’un. Le propre de la mise en scène, dans sa méticulosité et son raffinement, est de faire voyager le spectateur. Dans le temps, par l’insertion plein cadre d’archives et les circonvolutions de la voix off du personnage masculin égrenant ses souvenirs de manière d’autant plus distanciée que ceux-ci sont plus violents. Dans l’affect des personnages, par le montage entrelaçant le temps historique qui se déroule implacablement et les plans issus de la mémoire des personnages, méticuleusement composés autour de la magie des visages et de fragments enregistrés par la conscience de ceux-ci, que magnifie la photographie du chef opérateur français Philippe Le Sourd. De cette union de la froide chronique historique et de l’intensité des sentiments retenus naît un film aussi beau visuellement que bouleversant, qui confirme que Wong Kar-wai reste un des artisans du renouveau cinématographique venu d’Asie depuis les années 1980.
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Écrit par
- Pierre GRAS : enseignant en cinéma à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle et à l'université de Paris-VII-Denis-Diderot
Classification
Média