THE SERVANT, film de Joseph Losey
La dialectique du maître et de l'esclave
Le film explore la dépendance mutuelle qui régit la relation maître/esclave, et prend au pied de la lettre la supériorité que prête Hegel à l'esclave, dont le travail réel sur le monde rend son maître (qui, lui, n'agit pas) dépendant de celui qui exécute ses ordres. La première fois que nous voyons Tony, d'ailleurs, il dort... Dès lors l'inversion des rôles devient possible, comme illustration de la notion de « couple » au sens mécanique du terme – deux forces qui s'exercent en sens inverse : « Je ne sais pas ce que je deviendrais sans toi », geint Tony. « Alors va me chercher un cognac », réplique le majordome devenu maître.
La piste interprétative de l'homosexualité doit-elle être suivie ? Quoiqu'ils apprécient manifestement les faveurs de Vera et des prostituées, Tony et Barrett ressemblent à la fin du film à un vieux couple chamailleur. Il y a aussi ce bouquet de fleurs sur le comptoir, entre eux, lorsqu'ils se réconcilient... Mais que l'on n'attende pas de signes trop explicites de ce film où les disputes et les orgies mêmes semblent construites sous le signe de l'understatement (retenue). Il y a bien des métaphores, mais elles servent le propos principal. Le miroir en œil de poisson du living room, semblable à celui qu'utilise le peintre Van Eyck dans Les Époux Arnolfini, installe la première partie du film sous le signe de la surveillance – Barrett est partout, voit tout ; il n'y a plus d'espace privé... Une maquette de canon sous le miroir ajoute une connotation de menace à la surveillance. Une manie linguistique de Barrett annonce élégamment la future inversion des rôles : chacune de ses remarques prédicatives aboutit en effet à mettre son interlocuteur dans l'embarras au moment de savoir à quel nom s'applique l'adjectif employé par Barrett ; comme un serviteur qui s'estimerait capable de prendre la place d'un maître, l'adjectif, censé se mettre au service d'un nom pour en préciser les qualités, cherche donc à changer de caste... Plus simplement, un acteur tête en bas ou une boule de cristal mettant le plancher à la place du plafond annoncent l'échange final des rôles.
Avec le recul des ans, notons également que le hiératisme étrange des scènes de débauche qui ferment le film, nimbées de la voix de Cleo Laine chantant « All gone », n'est pas sans évoquer certains climats délétères élaborés plus tard par David Lynch.
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Écrit par
- Laurent JULLIER : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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