THÉÂTRE OCCIDENTAL De la salle de spectacle au monument urbain
De l'ambiguïté des relations qu'entretient l'individu avec la mise en scène du drame découle l'essence même du théâtre. Les sens se bercent d'illusion tandis que la catharsis opère l'osmose des passions et fonde un nouvel ordre de réalités. Les rapports entre l'architecture, la ville et le théâtre ne sont pas moins ambigus : les citadins, rassemblés en public dans un local totalement clos, découvrent sur la scène une architecture feinte. Jusqu'au début du xixe siècle, l'ambiguïté des espaces intérieurs et extérieurs caractérise le théâtre occidental pratiqué dans un bâtiment spécifique. Ledoux a évoqué avec justesse, en théoricien, ce phénomène : « La salle étant à la scène ce que la pièce habitée est au vide que l'on découvre au-dehors, le théâtre [scène] doit être plus large, plus vaste que l'espace qui contient les spectateurs : c'est la véritable place des illusions magiques du théâtre » (1804).
La Renaissance italienne et le siècle des Lumières ont poussé très loin la représentation de l'architecture, d'abord en renouvelant les techniques figuratives (perspective, modelé), puis en les enrichissant d'un contenu émotionnel directement lisible qui évoque l'environnement bâti. L'image de la ville, peinture, décor planté ou estampe de boîte d'optique, sert de cadre (de support) au récit ou à l'action dramatique. La structure de la salle à l'italienne présente celle-ci comme un tableau, mirage ou miroir vivant. La connaissance de l'architecture urbaine, des lieux de la ville et des cheminements qui l'animent, amplifie la perception inconsciente ou intuitive de l'espace. Or cette connaissance, aujourd'hui établie sur le livre, la photographie ou l'audiovisuel, était autrefois tributaire d'images mises en scène. L'architecture fictive, sur scène, et l'architecture réelle (espace clos destiné à l'assemblée des spectateurs) implantée en ville témoignent d'une réflexion sur l'espace urbain qui, selon les époques, tend vers une conception panoramique, ou, au contraire, scénographique.
Le rituel du spectacle s'appuie sur un double échange, des membres du public entre eux, mais aussi entre les comédiens et ce public. La rencontre artificielle et très ponctuelle du monde clos de la salle, d'une part, et, d'autre part, du monde ouvert sur l'imaginaire joué dans le décor de scène, conditionne la structure, le répertoire architectonique et l'agencement spatial du théâtre. À l'opposé des tréteaux improvisés de la foire, à l'opposé du théâtre aristocratique, annexe d'un palais, le théâtre urbain monumental fut créé au xviiie siècle pour satisfaire aux exigences d'un besoin édilitaire permanent, signe d'urbanité et de maturité civique. La complexité de la vie urbaine, sans cesse croissante, exigeait une spécificité mieux exprimée des lieux de rencontre, une codification et une clarification des espaces, liées à l'évolution des mentalités. L'architecture du théâtre, dont l'Antiquité avait donné un modèle achevé, s'extériorise par un isolement, des façades et des points de vue monumentaux qui s'insèrent dans un paysage urbain en perpétuel devenir. À certaines époques, le théâtre, lieu des illusions partagées, est devenu un des pôles d'attraction essentiels de la cité. L'intense développement de la civilisation de loisir que nous vivons aujourd'hui dans des locaux de moins en moins monumentalisés (l'exemple le plus voyant en est la télévision at home) incite à réfléchir sur le caractère de l'architecture théâtrale urbaine. S'agit-il d'un témoignage d'une civilisation disparue dont les prolongements se font actuellement mal sentir ? Les nombreux théâtres qui signalent[...]
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Écrit par
- Daniel RABREAU : professeur à l'université de Paris-I-Sorbonne, directeur du centre Ledoux
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Média
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