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THÉÂTRE OCCIDENTAL De la salle de spectacle au monument urbain

La théâtromanie, mutation sociale et mimétisme formel

Dans l'histoire générale du spectacle, le xviiie siècle occupe une place charnière : celle d'une époque qui, en se référant à l'histoire (la Grèce, Rome), élève au rang d'institution permanente l'activité théâtrale, auparavant rituelle, sporadique, nomade ou réservée à certaines couches de la société, et totalement diffuse aujourd'hui. Tandis que l'intérieur des salles se développe sur le modèle italien et se perfectionne dans toute l'Europe jusqu'aux alentours de 1750, à cette date l'extérieur du théâtre urbain semble encore devoir être privé d'apparence spécifique. L'évolution dans la seconde moitié du siècle, fort rapide, se résume en ces termes empruntés à vingt ans de distance au théoricien de l'architecture Jacques-François Blondel : « On appelle salle de spectacle une pièce exprès proche d'un palais ou dans l'aile de quelque grand bâtiment » (1752), puis, « construire un théâtre, c'est d'abord élever un bâtiment public dans une ville ; c'est ensuite placer convenablement des spectateurs à l'intérieur de ce bâtiment ; c'est enfin mettre un spectacle devant les yeux de ces spectateurs » (1771). À la fin du siècle, l'architecturomane double le théâtromane, à tel point qu'un journaliste de 1798, commentant l'inversion des rôles, constate qu'il est normal « qu'au théâtre maintenant ce soient les architectes qui se chargent d'attirer les spectateurs ».

À la fin de l'Ancien Régime, le rôle social du théâtre s'extériorise par le truchement de l'architecture urbaine. Le jeu des entrées et des sorties, avec son défilé de carrosses, le va-et-vient des domestiques, l'attente d'un billet ou la quête d'une bonne fortune, règlent une sorte de spectacle préliminaire qui impose désormais un local à la fois plus commode et reconnaissable. Le débordement du lieu théâtral de la scène sur la salle engendre une frénésie qui fait bientôt éclater les limites de celle-ci. Entre la rue et l'architecture intérieure, les espaces dévolus aux accès, à l'attente, à la déambulation et aux rencontres vont devenir un des points forts, obligé, de l'articulation du parti architectural. La création de façades monumentales, de portiques, d'arcades, de cages d'escalier lumineuses, de vastes vestibules ouverts sur la rue, mais aussi le tracé des rues elles-mêmes et la réalisation de places de dégagement associées à des promenades, ou à des passages couverts, sont le résultat d'une nouvelle prise de conscience du rôle du spectacle dans la définition du paysage urbain. Cette prise de conscience englobe d'ailleurs toute une série d'activités annexées à la présence du monument-théâtre, telles que la promenade, le commerce de luxe, l'hôtellerie, la restauration, le jeu et la prostitution. La rue Richelieu à Paris et ses abords immédiats qui englobent le jardin du Palais-Royal et le passage Choiseul étaient probablement le meilleur exemple européen d'espace de loisir architecturé : entre 1781 et 1826, huit théâtres monumentaux y furent construits dans une trame urbaine rénovée. Le préjugé religieux qui ne voyait dans le spectacle qu'une occasion de se détourner de l'Église s'estompe. Malgré quelques combats d'arrière-garde contre son caractère immoral (ou antisocial, comme le décrit J.-J. Rousseau), le théâtre est désormais largement perçu à travers un nouvel idéal civique qui traduit l'identité reconnue du citoyen-citadin, théoriquement touché lui aussi, comme le despote, l'aristocrate ou l'artiste, par les lumières de la philosophie... Une certaine solidarité urbaine, œuvre de bonne conscience spirituelle, voulait qu'une partie de la recette du spectacle soit prélevée au bénéfice des hôpitaux.[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-I-Sorbonne, directeur du centre Ledoux

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Média

Théâtre romain, Bosra - crédits :  Bridgeman Images

Théâtre romain, Bosra

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