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THÉÂTRE OCCIDENTAL La dramaturgie

Une dramaturgie de la rupture : Brecht et le théâtre épique

Adoptant une perspective téléologique qui marque les limites de sa théorie, Peter Szondi conclut à un dépassement de la crise du drame ouverte à l'époque du naturalisme et du symbolisme. Sa lecture des pièces du tournant des xixe et xxe siècles est orientée par l'horizon d'une forme épique du théâtre qui offrirait une solution à cette crise du drame. Dès lors, toute la Théorie du drame moderne, publiée en 1954, c'est-à-dire au moment où l'Europe découvrait la dramaturgie brechtienne à la faveur des tournées du Berliner Ensemble, semble converger vers le théâtre épique. Szondi est séduit par la nouveauté d'un concept fondé sur un refus des dramaturgies du passé. L'expression même de « théâtre épique » transgresse un partage établi depuis la Grèce antique entre la représentation par l'action qu'appelle le dispositif théâtral et la représentation par la narration qui définit l'épopée. Et la réflexion qui la sous-tend se développe contre Aristote, adversaire désigné de Brecht depuis ses remarques « sur une dramaturgie non aristotélicienne » (1933-1941), en rupture avec l'esthétique théâtrale occidentale dont la Poétique constitue le texte fondateur.

Bertolt Brecht - crédits :  Fred Stein Archive/ Archive Photos/ Getty Images

Bertolt Brecht

Cette rupture est pourtant relative. Brecht propose de déplacer l'accent de l'action vers la narration sans renoncer à la primauté de la fable (muthos), dont la Poétique fait « le principe et l'âme de la tragédie », alors qu'Artaud oppose un refus du texte de théâtre à la méfiance d'Aristote envers le spectacle (opsis). Ainsi Artaud quitte-t-il le champ de la dramaturgie, en un geste annonciateur des grandes révolutions scéniques qui, de Grotowski à Bob Wilson, ont marqué le xxe siècle. C'est en revanche en dramaturge, fonction qu'il a exercée auprès de Max Reinhardt puis au sein de la Piscator-Bünhe, que Brecht pense le théâtre. L'Achat du cuivre (1937-1951), « entretien à quatre sur une nouvelle manière de faire du théâtre », est dominé par les voix du Philosophe et du Dramaturge, dont le point de vue semble se confondre avec celui d'un metteur en scène absent de la liste des interlocuteurs. C'est que dramaturgie et mise en scène ne sauraient être dissociées dès lors qu'il s'agit de maîtriser toutes les dimensions du théâtre : parce qu'elle vise à la complétude, l'œuvre que Brecht déploie en réplique à Aristote forme la dernière grande poétique théâtrale de l'époque moderne.

Une dramaturgie non aristotélicienne

Dans ses « Notes pour l'opéra Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny » (1930), Brecht construit un tableau opposant de façon systématique les formes dramatique et épique du théâtre. Ce système d'antithèses met en particulier en regard le « déroulement linéaire » d'une forme dramatique où chaque scène survient « pour la suivante » et le « déroulement sinueux » de la forme épique, où chaque scène importe « pour soi ». Le théâtre épique, qui représente des scènes indépendantes, dotées d'une dynamique interne, renverse l'esthétique tragique d'Aristote. La fable tragique telle que la conçoit Aristote obéit à un déroulement à la fois chronologique et logique, où chaque action apparaît comme une conséquence des actions antérieures. Brecht propose au contraire de rendre visible le montage des événements représentés, selon un principe dont il trouve le modèle dans les spectacles de Piscator, auxquels il a collaboré de 1927 à 1930. L'« écrivain de théâtre » (Stückschreiber), ainsi que se désigne Brecht en opposition à l'auteur dramatique traditionnel, mais aussi à Piscator, auteur de spectacles et non de pièces, doit rechercher une complète fragmentation de la fable. Aussi[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'université de Paris-X-Nanterre
  • : maître de conférences en études théâtrales à l'université de Paris-III

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Médias

Maurice Maeterlinck - crédits : Culture Club/ Getty Images

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Henrik Ibsen - crédits : Universal History Archive/ Universal Images Group/ Getty Images

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Bertolt Brecht - crédits :  Fred Stein Archive/ Archive Photos/ Getty Images

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