THÉÂTRE OCCIDENTAL Théâtre et sociétés
Une mise en corps de l'invisible
La captation du regard par le spectaculaire fait souvent oublier ce que Klee rappelait en ouverture de sa Confession créatrice : « L'art ne reproduit pas ce qui est visible. Il rend visible. » L'incarnation du symbolique – la « mise en corps » de l'invisible par la représentation – conduit à demander : qu'est donc l'invisible pour une société donnée ? Que souhaite-t-on révéler, et comment ? Le savoir des traditions transmis oralement, les techniques passées de maître à disciples, d'initié à néophyte forment avec les traités de dramaturgie connus ou perdus à jamais, une bibliothèque immatérielle considérable qu'il conviendrait de pénétrer pour apprendre ce que les pratiques performatives humaines ont tenté de rendre visible. Encore faudrait-il inclure dans cette mémoire le corps des théories qui ont donné vie et sens aux pratiques. Ce n'est qu'au prix d'innombrables malentendus que nous approchons l'invisible rendu visible de l'autre. En ce sens, le théâtre est par excellence le lieu où l'égocentrisme et l'ethnocentrisme se déploient avec le plus de violence. La première tentation est de tenir pour acquis le terme même de théâtre, comme si le noyau sémique qui forme le champ de la théâtralité dans notre culture correspondait à des valeurs universelles.
Un art de la distance
Le théâtre pour les Grecs de l'époque classique est explicitement le lieu du visible. Le mot qui désigne l'édifice, les spectateurs et l'objet de leur perception – teatron – appartient au champ lexical de la vision. Cependant, rien n'est plus trompeur que la référence à un item lexical extrait de son contexte. Un siècle après l'époque éclatante de la tragédie, son théoricien le plus fameux, Aristote, énonce peut-être ce qui, au-delà de leurs parentés, peut distinguer des pratiques en raison de choix de civilisation fort éloignés. Le philosophe s'en prend à la séduction du regard par le spectacle : « Quant au spectacle, qui exerce la plus grande séduction, il est totalement étranger à l'art et n'a rien à voir avec la poétique, car la tragédie réalise sa finalité même sans concours et sans acteurs. Produire cet effet [la frayeur et la pitié] par les moyens du spectacle ne relève guère de l'art : c'est affaire de mise en scène. » (Aristote, Poétique, 50 b 17 et 53 b 7). Il expose également en quoi la visibilité nouvelle du theatron appartient à l'entreprise de rationalisation du monde. Aux temps archaïques, les pratiques rituelles de reviviscence du mythe, pour spectaculaires qu'elles pouvaient être aux yeux d'un observateur étranger fasciné par l'extériorité corporelle, s'apparentaient à la vision mystique. Lors de l'événement rituel, liturgique, cultuel, le monde des images intérieures est avivé par l'action. Tout au contraire, le théâtre cesse d'être pour le spectateur le moment de la fusion. Par les textes, le jeu des acteurs, leurs danses et la musique, émois, mythes, fantasmes sont donnés à voir, à distance de soi. Les premières frayeurs des spectateurs hésitant entre le caractère fictif et réel des apparitions soulignent la difficulté et l'efficacité du transfert qui est aussi dressage de l'émotion et de l'imaginaire par la vue.
Longtemps les acteurs se sont ainsi situés dans l'entre-deux du virtuel et du réel. Au point que les réactions du public athénien pouvaient être redoutablement dangereuses pour les artistes. Le théâtre s'est précisé et professionnalisé au moment ou s'est opéré un changement de la conscience collective à la suite d'une évolution sociale (Jean Duvignaud). Toutefois, n'oublions pas que les changements qui s'opèrent dans les mentalités ne marquent que l'achèvement dans le champ social de lents et[...]
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Écrit par
- Jean-Marie PRADIER : professeur à l'université de Paris-VIII, directeur du laboratoire d'ethno-scénologie
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