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THÉÂTRE OCCIDENTAL Théâtre et sociétés

Champs sémantiques et champ social

Le flou qui entoure aujourd'hui encore la notion de théâtralité est significatif. Comprendre le rapport des sociétés aux pratiques spectaculaires implique de renoncer à définir le théâtre par ce qu'il serait hors de tout contexte. En revanche, il paraît plus opportun de considérer que le théâtre appartient à un certain champ sémantique, et de le définir par des critères qui permettraient de le distinguer d'autres objets apparentés à ce champ. Encore convient-il d'inclure dans ce champ sémantique l'ensemble des traits qui concernent la mise en œuvre de l'événement, comme la façon de concevoir le talent et le travail du comédien, les conditions de la représentation, les modes de participation des publics.

Une telle démarche ne nous est pas coutumière qui souligne la dépendance de la notion de théâtralité à l'égard des systèmes de pensée sous-jacents à la conception de la nature de l'Homme et de sa place dans le monde. Il est aussi difficile pour un acteur-danseur non occidentalisé du Kerala de bien comprendre ce que Stanislavski entend par perejivanije – qu'Antoine Vitez traduit par « le revivre » –, que pour un épigone américanisé de l'Actors Studio de saisir les subtilités de la modification de l'image du corps dans l'exercice des représentations imaginaires des divinités de l'hindouisme. Sinologues et japonisants soulignent combien il est difficile de traduire et d'interpréter en chinois et en japonais certains textes théoriques du théâtre européen et euro-américain, en raison même de leurs présupposés philosophiques : dans la tradition chinoise, par exemple, la conception du corps et de l'esprit ne suppose pas la dualité mais la complémentarité. Il ne peut y avoir d'art qui ne soit pas corporel, ni de pratique physique qui n'ait une dimension « spirituelle » et cosmique : « Toute réalité, physique ou mentale, n'étant rien d'autre qu'énergie vitale, l'esprit ne fonctionne pas détaché du corps : il y a une physiologie non seulement de l'émotionnel, mais aussi du mental... comme il y a une spiritualité du corps, un affinement ou une sublimation possible de la matière physique. » (Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, 1997). Lorsque les Japonais s'ouvrirent aux arts européens au temps de la restauration Meiji, ils furent surpris de découvrir une culture qui distinguait nettement l'art de la vie, et mettait en relief les formes achevées plutôt que la « corporéité de l'acte » artistique dont elles étaient l'aboutissement : « Dans l'art traditionnel japonais nombre de valeurs différaient de celles de l'Occident moderne. Particulièrement gei-goto, relatif à la notion d'acte corporel qui lui est essentiel et lui correspond pleinement, et gei-dō qui recouvre divers arts » (Nakamura Yujiro). L'ignorance de l'histoire de la danse au Japon a ainsi nourri les contresens et les approximations qui ont vu le jour dès la fin des années 1950 autour du būto enfanté par Hijikata Tatsumi. Dans ce cas, l'ethnocentrisme était d'autant plus voilé qu'il se dissimulait sous l'évocation des désastres d'Hiroshima et de Nagasaki. Encore que l'Asie ait bénéficié de la part des réformateurs du théâtre et metteurs en scène européens de faveurs et d'une compréhension dont l'Afrique noire a été exclue, comme si les cultures de ce continent touchaient plus que toutes l'extrême de l'aporie que nous évoquions.

Le théâtre, « maquette » de société

« Tous les phénomènes esthétiques sont à quelque degré des phénomènes sociaux », notait Marcel Mauss. Tous les phénomènes spectaculaires – au sens où nous l'entendons – sont des maquettes de société. Ils constituent autant de modèles réduits[...]

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-VIII, directeur du laboratoire d'ethno-scénologie

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