THÉÂTRE OCCIDENTAL Théâtre et sociétés
Fragmentation et globalité
Le recours au théâtre pour rendre compte de pratiques qui correspondent à des champs sémantiques différents revient à ne retenir de l'événement que certains éléments familiers à l'observateur européen, tout en tenant pour négligeable ce qui assure la vie de l'objet disséqué. Une bonne part du théâtre pratiqué dans les sociétés industrielles peut être qualifié d'objet algébrosé, selon le néologisme inventé par Marcel Jousse (L'Anthropologie du geste, 1969), dans la mesure où il est devenu indépendant du jeu concret et complexe de la vie sociale. Détaché de la danse, du chant et de la musique, il a généré une temporalité et une spatialité propres qui ne le lient à aucune autre. Tout à l'opposé sont les manifestations performatives qui – comme le dixi, en Chine – coïncident avec les fêtes saisonnières. Encore aujourd'hui, ce « théâtre d'exorcisme » – nuoxi – conserve sa gravité, garde un rôle humain, renoue la concorde entre l'ordre social et la nature, et, du même coup, entre les hommes et les dieux (Marcel Granet, Fêtes et chansons anciennes de la Chine, 1919).
Théâtre ou rituel, demandera-t-on, en optant généralement pour l'expression ambiguë de théâtre-rituel, laissant entendre une homogénéité et une ingénuité que l'objet de référence est loin d'avoir. Les acteurs de dixi – villageois amateurs – doivent se soumettre au préalable à des processus de transformation, pratiquer l'abstinence sexuelle avant de prêter corps et âme à un personnage ayant vocation divine et qui les possédera jusqu'à la transe. Cependant, la dimension religieuse n'exclut nullement la dimension spectaculaire, poétique, hédonique, festive, parfois érotique, à l'occasion scatologique, à l'opposé de ce qui est survenu en Europe avec la condamnation par la Réforme du faste liturgique et du théâtre. À Taiwan, les montreurs de marionnettes sont encore à la fois des prêtres et des artistes. La danse et le spectacle dramatique constituent dans la tradition hindoue le cinquième Veda, car ils sont le moyen d'enseigner au peuple les légendes des dieux et les vertus des héros. Le « théâtre » faisait à ce titre partie des activités du temple. Dans l'Inde ancienne, les danseuses ont joué un rôle essentiel à l'équilibre social en pratiquant la prostitution sacrée.
Le théâtre dans l'univers
Dans bon nombre de cultures, les pratiques performatives appartiennent au champ du bien-être et du soin. L'aspect thérapeutique était déjà présent au niveau musical dans la tragédie grecque. Il n'est pas anodin que l'ensemble des danses exécutées dans l'enceinte des temples bouddhiques à l'occasion des fêtes, au Japon, ait été appelé Ennen au xive siècle, soit littéralement : « prolongation de la vie ». Elles étaient censées assurer le bonheur et la longévité. Corollaire d'une conception globale de la santé qui ne se limite pas au bon état physiologique et au fonctionnement régulier des organes, la participation à un spectacle ou à sa réalisation entre dans le système général de l'harmonie vitale. Il devient alors malaisé de parler de thérapie à ce propos, dans la mesure où la pratique performative soigne moins qu'elle ne participe à l'équilibre des énergies. Dans ce cas, s'en abstenir ou la mépriser provoque le dérèglement du monde organique et spirituel de l'individu et de la collectivité, la maladie et le malheur. Cette attitude relève d'une conception de la médecine qui, à bien des égards, s'oppose à notre tradition organiciste et individualiste. Elle est également fort éloignée de l'idée médicalisante de l'art comme thérapie qui a vu le jour dans les sociétés industrielles. La notion « d'art-thérapeute » ne signifie pas que dans la [...]
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Écrit par
- Jean-Marie PRADIER : professeur à l'université de Paris-VIII, directeur du laboratoire d'ethno-scénologie
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