THÉÂTRES DU MONDE Le théâtre japonais
Un théâtre poétique : le nō
Les origines
Aux environs de 1350, le dengaku no nō, dégagé de la gangue grossière des sarugaku, avait su, par ses chorégraphies sur des thèmes littéraires et par la recherche du yūgen – ce « charme subtil » dont Zeami fera la qualité primordiale du nō –, conquérir la faveur d'un public d'esthètes.
Le sarugaku no nō, par contraste, faisait figure d'art vulgaire, se complaisant aux farces grossières, aux danses de démons, violentes et grotesques. Mais par une brusque mutation, due au génie d'un seul, l'acteur de sarugaku Yūzaki Kiyotsugu, plus connu sous le nom de Kan.ami, un art nouveau en naîtra bientôt. Remarqués en 1374 par le shōgun Ashikaga Yoshimitsu, attachés à la personne de ce dernier, au grand scandale de son entourage, en qualité de maîtres des divertissements de son palais, Kan.ami (1333-1384) et surtout son fils et successeur Motokiyo, le futur Zeami (1363-1443), allaient, en quelques décennies, créer le nō. Cette nouvelle forme de spectacle alliait au « charme » du dengaku la « puissance » du sarugaku, en choisissant dans la littérature, et singulièrement dans l'épopée, des thèmes dramatiques, en tirant le meilleur parti aussi de la déclamation épique (hei-kyoku), de la musique du gagaku et de la chorégraphie du bugaku.
Auteurs, acteurs, musiciens, metteurs en scène, théoriciens du spectacle, en un mot hommes de théâtre au sens complet du terme, Kan.ami et Zeami – qui allaient fonder l'illustre lignée des Kanze – composaient les livrets de nō (yōkyoku) selon des règles définies et raisonnées par Zeami dans son fameux traité de composition du nō, règles qui s'imposèrent à leurs successeurs au point que ces derniers ne font que les pasticher. Ils avaient en effet porté d'emblée leur art à un degré de perfection tel que toute innovation semblait interdite ; et l'on peut soutenir que, paradoxalement, le génie des créateurs fut la cause première de la sclérose qui frappa le nō dès leur disparition, et qui le figea définitivement dans le moule qu'ils avaient fabriqué. Ce qui nous vaut du moins l'avantage rare de voir interpréter, sans altération essentielle, les pièces de ces maîtres dans leur forme première, par des acteurs dont le visage est parfois caché par des masques pour eux jadis sculptés.
« Théâtre de la réalité » et « nō d'apparitions »
Le trait le plus étrange du nō est sans doute dans le traitement qu'il fait de l'anecdote, et c'est là probablement une invention de Zeami, qui remania les textes de son père en fonction de ses propres conceptions. En général dans le théâtre, et c'est le cas également dans le jōruri et le kabuki, la convention essentielle est celle qui fait du spectateur un contemporain d'un événement du passé, dont les héros incarnés par les acteurs revivent devant lui les épisodes. Cette convention est respectée par le nō dans la catégorie des genzai-mono, ou « théâtre de la réalité », d'inspiration généralement épique, mais faite pour une bonne part de pièces postérieures à Zeami. Toutes les autres, formant les quatre cinquièmes du répertoire, font appel à une conception radicalement différente, que l'on pourrait dire « onirique », du drame. Ce sont les « nō d'apparitions ».
Dans ce théâtre, le spectateur n'est pas censé quitter son temps. Sur la scène, un personnage qui joue à visage découvert, un moine voyageur la plupart du temps, que l'on appelle le waki, « celui du côté », ainsi nommé parce qu'il se tient le plus souvent assis sur le côté droit du plateau, représente et en quelque sorte incarne le spectateur dont il est le contemporain. Son rôle est double : par la seule vertu du « chant du voyage » (michi-yuki) qu'il interprète en parcourant à pas lents la scène sans[...]
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Écrit par
- René SIEFFERT : professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales
- Michel WASSERMAN : agrégé de l'Université, docteur en études orientales, professeur à l'Institut franco-japonais de Tōkyō
Classification
Médias
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