MONK THELONIOUS (1917 env.-1982)
La pensée musicale
Tout est déroutant, en effet, dans le jeu et les thèmes de Monk. Ni traits élégants, ni style coulant, ni mélodies charmeuses. La dissonance, le décalage rythmique, la distorsion interne sont le credo de sa nouvelle religion. Tout se fonde sur la discontinuité, la densité du silence. Les effets de surprise rythmiques et harmoniques qui en résultent donnent à son discours une allure chaotique, un déhanchement contestataire. Cela ne l'empêche pas de développer un swing à l'évidence brutale, bien plus construit sur des ponctuations élémentaires que sur la division du temps musical en onduleuses arabesques. Sa main gauche a un style posé que bousculent les caprices de sa main droite. La pensée musicale d'un Monk dépasse de très loin le simple instrument qui en est l'intermédiaire : elle a des prolongements orchestraux. Il choque ou il bouleverse. Il ne plaît pas : il ose. Les sarcasmes fusent quand il s'attaque aux standards les plus éculés. Les plus doucereuses ballades sont, sous ses doigts, dépoussiérées, virilisées. Certes, Monk respecte le cadre des douze mesures du blues, mais il en bouscule l'organisation interne de manière asymétrique.
Soliste fascinant, il est aussi un accompagnateur exigeant du soliste un constant dépassement de lui-même. André Hodeir a su parfaitement décrire le commentaire musical que ce grand pianiste proposait aux autres musiciens : « Exploitant les possibilités spécifiques du piano, il fonde son style d'accompagnateur sur un système de figures sonores isolées ou enchaînées, opposées les unes aux autres par des changements de registre abrupts. Les montagnes qu'il érige et les précipices qu'il creuse ne peuvent évidemment pas passer inaperçus. Monk, pourtant, ne cherche ni à briller à titre individuel ni à faire naître l'impression illusoire d'un accompagnement orchestral. Son but, alors même qu'il tente de se désolidariser du soliste, est de lui conférer une noblesse nouvelle en entourant le discours mélodique d'une aura polyphonique [...]. Les sauts de registre monkiens contestent enfin la suzeraineté du soliste, et, au-delà de cette première libération, ils reconstituent sur la base nouvelle de la discontinuité la trame polyphonique autrefois en honneur dans le jazz [...]. Monk est un grand organisateur d'arrières. Il sait admirablement calculer le poids d'une dissonance et la densité d'une attaque pour les combiner et les projeter ensemble au point précis de l'espace musical où l'impact sera le plus sensible, relativement à une certaine longueur qu'il se propose de donner au son, et surtout à celle du silence qui l'entoure – c'est-à-dire en fonction d'une relation subtile entre l'espace et le temps, dont nul jazzman avant lui, pas même Charlie Parker, n'avait ressenti l'urgente beauté. »
On retrouve ces traits également dans la matière même des thèmes qu'il nous laisse : Blue Monk, 'Round about midnight, Epistrophy, Well you needn't, Crepuscule with Nelly, Criss-cross, Misterioso, Monk's mood, Off minor ou Bright Mississippi. Là comme ailleurs, Monk tord le cou à l'éloquence et aux effets de rhétorique pour aller directement à l'essentiel.
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Écrit par
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Média
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