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ADORNO THEODOR WIESENGRUND (1903-1969)

Sauvetage et « lignes de fuite »

De par la tension qui l'habite, le langage contribue aussi bien à l'aliénation qu'à la mise en œuvre de l'émancipation. « Que l'instrument de la coupure, du divorce, du drame, soit le même que l'instrument de la réparation, cela constitue, dans l'œuvre d'Adorno, une véritable obsession, par hypothèse, la raison de son inspiration messianique. » Telle est chez Adorno, selon Daniel Payot, l'impulsion du virage vers le sauvetage et l'ouverture de lignes de fuite inédites. C'est dans la conscience de cette ambiguïté qui peut être également conscience de la possibilité que naît le désir de l'utopie. De la découverte d'Adorno découle que seul le concept, seule la raison sont à même de lutter contre le concept, contre la raison. Comment décrire une autre figure de la raison qui se lèverait délivrée des fantasmes de souveraineté ? La Dialectique de la raison indique une voie : « Elle [la raison] ne se trouvera elle-même que lorsqu'elle aura renoncé à toute connivence avec ses ennemis et osera abolir le faux absolu qui est le principe de la domination aveugle. » L'œuvre d'Adorno contient au moins trois modalités de cette ligne d'orientation, l'art, l'utopie, l'individuation de la résistance. Chacune d'entre elles est encore pensée selon le modèle de l'antinomie.

L'art, une autre figure de la raison ?

Ainsi l'art et l'expérience esthétique sont exposés à deux hypothèses contradictoires : soit l'expérience esthétique fait l'objet d'une intégration à l'industrie culturelle, à la transformation des œuvres d'art en marchandises, sous l'emprise de la « ratio de la vénalité » – ce qu'Adorno s'attacha à montrer dans le grand texte de musicologie critique de 1938 : Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l'écoute. Soit l'œuvre d'art est redéfinie comme autonome, de vocation à résister aux projets ou aux pratiques d'intégration ou de liquidation qui la menacent. Mieux, si l'on met l'art en rapport avec la notion de mimésis, l'art, promesse de bonheur, n'ouvrirait-il pas une autre voie possible à l'émancipation ? L'art, non étranger à une certaine logicité, ne serait-il pas cette autre figure de la raison qui, en maintenant un rapport aux impulsions mimétiques, serait en mesure de se manifester délivrée du désir de souveraineté ? Synthèse non violente, anti-autoritaire du dispersé, l'art serait à même d'instaurer un autre rapport à l'extériorité, sans la transformer aussitôt en proie ou en objet, donc en se montrant capable d'inventer un rapport qualitatif, susceptible de rendre justice au non-identique, à même les choses. Adorno écrit : « Une raison sans mimésis se nie elle-même. »

Dans l'œuvre d'Adorno une part singulière doit être réservée à la musique. Celui qui, dans une lettre du 23 septembre 1931 au « Cher Monsieur et maître » (Alban Berg), se définissait avant tout comme compositeur, est-il resté écartelé entre musique et philosophie ? Comment juger son rapport à la musique ? Est-il d'abord le critique de l'industrie culturelle – la substitution de la valeur d'échange à la valeur d'usage – qui a dénoncé, outre le caractère fétiche de la musique et la régression autodestructrice de l'écoute, le jazz-marchandise ? Est-il plutôt, partisan résolu de la modernité, le théoricien de la nouvelle musique (l'École de Vienne), musique complexe et savante qui prendrait le contre-pied de notre situation catastrophique et de la destruction de l'individualité ? Ou bien des points de convergence se laisseraient-ils distinguer entre critique de la domination, philosophie et musique ? Le choix du[...]

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Écrit par

  • : agrégé de science politique, professeur émérite de philosophie politique à l'université de Paris-VII-Denis-Diderot

Classification

Média

Theodor Adorno, 1935 - crédits : I. Mayer-Gehrken/ T. W. Adorno Archiv, Frankfurt a.M.

Theodor Adorno, 1935

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