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THÉOLOGIE NÉGATIVE

Apophatisme, langage et mystique

Nous retrouvons dans le Tractatus logico-philosophicusde Wittgenstein des problèmes analogues à ceux que Damascius avait posés. Mais l'opposition n'est plus cette fois entre le tout et le principe, mais entre le langage ou le monde et son sens : « La proposition est capable de représenter la réalité, écrit-il, mais elle n'est pas capable de représenter ce qu'elle doit avoir de commun avec la réalité pour pouvoir représenter la réalité, à savoir la forme logique. Pour pouvoir représenter la forme logique, il nous faudrait, avec la proposition, nous situer à l'extérieur de la logique, c'est-à-dire à l'extérieur du monde » (4. 12). Nous ne pouvons sortir du langage (qui pour nous est le tout) pour pouvoir exprimer le fait que le langage exprime quelque chose : « Ce qui s'exprime dans le langage, nous ne pouvons l'exprimer par le langage » (4. 121). On retrouve donc ici un apophatisme radical : il y a un indicible, un inexprimable et même, jusqu'à un certain point, un impensable, s'il est vrai que pour l'auteur le pensable s'identifie au représentable. Et pourtant, fidèle en cela à la tradition apophatique, Wittgenstein n'hésite pas à affirmer que cet indicible se montre. La proposition « montre » la forme logique de la réalité (4. 121) ; le fait que les propositions logiques soient des tautologies montre la logique du monde (6. 12). Finalement, ce qui se montre n'est pas de l'ordre du discours logique, mais de l'ordre «   mystique » : « Il y a en tout cas un inexprimable ; il se montre ; c'est cela le mystique » (6. 522). Le « mystique » semble correspondre, pour Wittgenstein, à une plénitude existentielle et vécue qui échappe à toute expression : « Le mystique, ce n'est pas : comment est le monde, mais : le fait qu'il soit » (6. 44). Suivant ici encore la tradition apophatique, le logicien invite au silence au sujet de cet indicible « qui se montre » : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut se taire » (7). Le langage a donc un sens, le monde a donc un sens, et pourtant ce sens se trouve hors du langage, hors du monde (6. 41). Le sens du dicible est indicible. Le langage ne peut exprimer ce qui le fait langage, ni ce qui fait que le tout soit tout.

Wittgenstein rapproche donc étroitement l'« indicible » et le « mystique ». Effectivement, l'on a généralement tendance à lier étroitement, sinon à confondre, méthode apophatique et expérience mystique. Il est vrai qu'elles sont très proches l'une de l'autre, parce qu'elles se rapportent à l'ineffable, mais il nous faudra pourtant les distinguer finalement. Nous avons vu, par exemple, que la méthode aphairétique conduisait en principe à une intuition intellectuelle de l'Intellect ou de l'Intelligible vers lequel elle s'élevait. Or cette intuition intellectuelle prend effectivement un certain caractère « mystique » chez Plotin ; pour lui, le fait de passer du discours rationnel à la contemplation intuitive, le fait de recevoir l'illumination de l'Intelligence divine et de penser avec elle, est considéré comme une expérience exceptionnelle, qu'il décrit en des termes empruntés à la description de la folie amoureuse dans le Phèdreou le Banquet de Platon, ce qui trahit un état analogue à ce que nous appelons l'expérience mystique. D'autre part, si la méthode aphairétique ne nous permet pas de penser le principe qui est au-delà de l'Intelligence divine et qui la fonde, elle postule en quelque sorte la possibilité d'un contact, d'une vision ou d'une union non intellectuelle qui fonde la possibilité de parler du principe. Cette expérience prolongera alors en quelque sorte celle dont nous venons de parler : l'union avec l'Intelligence divine. Unie à l'Intelligence divine,[...]

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