GAUTIER THÉOPHILE (1811-1872)
L'« écriture artiste »
Un professeur d'écriture, c'est là ce qu'il devient au milieu de sa vie et jusqu'à sa mort, celui qui écrira ce récit habilement transcrit de Scarron dans la manière du Roman comique : Le Capitaine Fracasse, et composera ces pièces d'anthologie et de joaillerie en accord avec la génération de Théodore de Banville : Émaux et Camées (1852). Aux années où Victor Hugo se met à l'octosyllabe et aux Chansons des rues et des bois, où les étagères s'encombrent de bibelots et de chinoiseries, Théophile Gautier invente pour son propre compte ce que les Goncourt appelleront l'« écriture artiste ».
Elle est une forme, et non la moins précieuse, de la préciosité : celle qui donne au détail une importance insolite, qui le regarde, l'analyse à travers une lentille grossissante, détache chaque objet de son ensemble, l'individualise. Un jardin, pour Gautier, n'est pas ce fouillis ombreux ou verdoyant, pullulant de proliférante sève, qu'un impressionniste recréerait par points de couleur ou taches de lumière : chaque plante se découpe à part, porte son nom, se distingue par sa dentelure ou ses nervures. Nul vague, même dans le désordre de ces chambres de sorcières où cet amateur de fantastique – plutôt que de mystère – nous fait pénétrer.
Ce soin minutieux exige un enrichissement, un renouvellement de la langue. Gautier a été, comme Charles Nodier, de ceux qui ont infusé un sang jeune et dru à l'expression française. Il le doit, pour une part, à l'atelier de l'artiste, au vocabulaire technique de la critique d'art.
Préciosité aussi, ces allégories recherchées, issues des métaphores continuées, et qui tendent, sans y atteindre, au symbole. Si l'art, comme le pensait ce poète, est un masque, le roman comme le poème est double : masque et visage. « J'ai gardé mon idée secrète », dit-il ; mais l'idée est présente. Et non pas toujours si secrète, mais souvent explicite et même trop dans la conclusion ou l'épilogue. Les « vieux de la vieille » représentent, et ce qu'ils représentent nous est dit dans le détail ; Iñes de la Sierra n'est pas seulement une danseuse espagnole, elle est l'Espagne ; dans ce délire de fandango, ce miniaturiste est allé jusqu'à voir une cicatrice, mais elle prend un sens ou il lui prête un sens. Un bas-relief cesse d'être une sculpture, un « choc de cavaliers » devient bataille de pensées et de désirs ; la « Symphonie en blanc majeur » se change en état d'âme.
Par là se brise, parfois, l'orthodoxie de l'art pour l'art. Elle est alibi, protection ou simplement prétexte. Le ciseleur s'avoue à lui-même que sa main tremble un peu. L'ensevelissement dans l'art pur est aussi illusoire que l'évasion vers la poésie pure. Chez ce coloriste, tout un arrière-plan sombre est refusé, ou ne se révèle qu'à la faveur des macabres visions de l'école espagnole. L'Espagne du sang, de la volupté et de la mort emplit les vers de España (1845). Par elle s'introduisent dans cette apparente joie de vivre les sujets sombres et violents de Ribera, ou les tons verts, les blafardes pâleurs de Valdes Leal. Et le clair-obscur qui n'était pas sur sa propre palette. Et ce réalisme de l'horreur qui semble se souvenir de Villon et annoncer Baudelaire.
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Écrit par
- Pierre MOREAU : professeur honoraire à la faculté des lettres et sciences humaines de Paris, doyen honoraire de la faculté des lettres et sciences humaines de Besançon
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