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THÉORÈME, film de Pier Paolo Pasolini

Une parabole ambiguë

Entre la trilogie romaine des débuts (Accattone, 1961 ; Mamma Roma, 1962 ; La Ricotta, 1963) et la « trilogie de la vie » (Le Décaméron, 1971, Les Contes de Canterbury, 1972, Les Mille et Une Nuits, 1974), Théorème est (avec, pour partie, Porcherie) le seul film de Pasolini dont les personnages sont des bourgeois. D'où son caractère singulier dans l'œuvre du poète et cinéaste, dont l'affection et l'intérêt allaient en général aux jeunes prolétaires : c'est un des rares films de son auteur qui emploie des acteurs connus ; c'est celui dont les personnages sont le plus accessibles au public des films d'art et essai ; c'est, enfin, un film moins réaliste, où le jeu d'acteur est plus théâtralisé, et surtout, où l'histoire ne cherche pas à paraître vraisemblable, ni même simplement cohérente.

Le titre d'ailleurs l'exprime : il s'agit de poser une relation de nécessité, entre une situation initiale, caractérisée par son arbitraire violent, et les effets « logiques » de cette situation – quitte à ce que le théorème ne soit pas démontré, et reste plutôt, comme l'a observé Gilles Deleuze, quelque chose comme un problème, puisqu'il « fait intervenir un événement du dehors (...) qui détermine le „cas“ » (L'Image-temps, 1985). Il est bien difficile en effet de dire ce que serait le « théorème de Pasolini » : qu'il faut passer par la séduction (y compris homosexuelle) pour s'accomplir ? qu'il faut renoncer aux biens terrestres ? que les voies du divin sont incompréhensibles et imprévisibles ? Le film s'avoue comme un film « à message » (comme le suggère plaisamment le petit rôle de facteur confié à Ninetto Davoli, l'acteur fétiche du cinéaste), mais le message n'est pas limpide. La citation d'une phrase de la Bible au générique semble dire qu'il faut y lire une parabole judéo-chrétienne, et que peut-être pour parvenir à Dieu la voie la plus sûre n'est pas la plus directe, mais un étrange détour. D'autres lectures, laïques, sont également possibles : l'usine donnée aux ouvriers par leur patron représente une conversion politique (gauchiste), et le « virage » sexuel pris par le fils et le père est une conversion tout aussi brusque. Il est même possible d'y voir, tout simplement, une grande métaphore du film lui-même, et des réactions qu'il va susciter dans un public qui, grosso modo, est structuré comme la famille de l'histoire : certains deviendront hystériques, d'autres resteront sans voix, d'autres enfin seront convertis.

En fait, c'est sans doute la figure du messager, de l'« ange » qui donne la clef de ce film. Beau, ténébreux, insolent, il est doté d'une énergie (sexuelle mais pas seulement) qui semble inépuisable, et la leçon minimale que propose le film, c'est que cette énergie a le pouvoir, non de dominer le monde, mais de le changer. C'est là une leçon éminemment scandaleuse, qui déroge également aux deux grandes idéologies de l'Italie de l'époque, le christianisme et le marxisme, puisqu'elle dénie tout pouvoir à la foi comme au travail, pour l'accorder à une vertu innée, élitiste, incontrôlable. Aussi bien, le film, s'il a été beaucoup vu, a-t-il suscité de vives discussions ; il obtint, au festival de Venise, le Grand prix de l'Office catholique du cinéma, mais aussitôt après, le comité national de cet Office mit publiquement en garde contre ce film « dangereux » : réaction équivoque, qui fut toujours celle que recueillit Pasolini.

— Jacques AUMONT

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Écrit par

  • : professeur à l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle, directeur d'études, École des hautes études en sciences sociales

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  • ÉROTISME

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    C'est là peut-être ce que démontre son fameux Théorème (1968). L'essentiel, l'audacieux, ne réside pas dans ce qui serait ailleurs pornographie pure et simple (mais ce film, certes, n'est ni pur ni simple !) : fétichisme des sous-vêtements masculins et des braguettes, montrés en gros plans,...