TEXTE THÉORIE DU
Qu'est-ce qu'un texte, pour l'opinion courante ? C'est la surface phénoménale de l'œuvre littéraire ; c'est le tissu des mots engagés dans l'œuvre et agencés de façon à imposer un sens stable et autant que possible unique. En dépit du caractère partiel et modeste de la notion (ce n'est, après tout, qu'un objet, perceptible par le sens visuel), le texte participe à la gloire spirituelle de l'œuvre, dont il est le servant prosaïque mais nécessaire. Lié constitutivement à l'écriture (le texte, c'est ce qui est écrit), peut-être parce que le dessin même des lettres, bien qu'il reste linéaire, suggère plus que la parole, l'entrelacs d'un tissu (étymologiquement, « texte » veut dire « tissu ») il est, dans l'œuvre, ce qui suscite la garantie de la chose écrite, dont il rassemble les fonctions de sauvegarde : d'une part, la stabilité, la permanence de l'inscription, destinée à corriger la fragilité et l'imprécision de la mémoire ; et d'autre part la légalité de la lettre, trace irrécusable, indélébile, pense-t-on, du sens que l'auteur de l'œuvre y a intentionnellement déposé ; le texte est une arme contre le temps, l'oubli, et contre les roueries de la parole, qui, si facilement, se reprend, s'altère, se renie. La notion de texte est donc liée historiquement à tout un monde d'institutions : droit, Église, littérature, enseignement ; le texte est un objet moral : c'est l'écrit en tant qu'il participe au contrat social ; il assujettit, exige qu'on l'observe et le respecte, mais en échange il marque le langage d'un attribut inestimable (qu'il ne possède pas par essence) : la sécurité.
La crise du signe
Du point de vue épistémologique, le texte, dans cette acception classique, fait partie d'un ensemble conceptuel dont le centre est le signe. On commence à savoir maintenant que le signe est un concept historique, un artefact analytique (et même idéologique), on sait qu'il y a une civilisation du signe, qui est celle de notre Occident, des stoïciens au milieu du xxe siècle. La notion de texte implique que le message écrit est articulé comme le signe : d'un côté le signifiant (matérialité des lettres et de leur enchaînement en mots, en phrases, en paragraphes, en chapitres), et de l'autre le signifié, sens à la fois originel, univoque et définitif, déterminé par la correction des signes qui le véhiculent. Le signe classique est une unité close, dont la fermeture arrête le sens, l'empêche de trembler, de se dédoubler, de divaguer ; de même pour le texte classique : il ferme l'œuvre, l'enchaîne à sa lettre, la rive à son signifié. Il engage donc à deux types d'opérations, destinées l'une et l'autre à réparer les brèches que mille causes (historiques, matérielles ou humaines) peuvent ouvrir dans l'intégrité du signe. Ces deux opérations sont la restitution et l' interprétation.
Comme dépositaire de la matérialité même du signifiant (ordre et exactitude des lettres), le texte, s'il vient à se perdre ou à s'altérer pour quelque raison historique, demande à être retrouvé, « restitué » ; il est alors pris en charge par une science, la philologie, et par une technique, la critique des textes ; mais ce n'est pas tout ; l'exactitude littérale de l'écrit, définie par la conformité de ses versions successives à sa version originelle, se confond métonymiquement avec son exactitude sémantique : dans l'univers classique, de la loi du signifiant se déduit une loi du signifié (et réciproquement) ; les deux légalités coïncident, se consacrent l'une l'autre : la littéralité du texte se trouve dépositaire de son origine, de son intention et d'un sens canonique qu'il s'agit de maintenir ou de retrouver ; le texte[...]
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Écrit par
- Roland BARTHES : directeur d'études à l'École pratique des hautes études
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