BERNHARD THOMAS (1931-1989)
Autrichien unique en son genre, Thomas Bernhard se rattache pourtant à toute une grande tradition par laquelle ce pays a profondément marqué les lettres allemandes et la culture européenne en général, de Musil à Wittgenstein et de Karl Kraus à Schönberg : perversion de la « nature » et « nature » de l'artifice, cruauté feutrée et violente des rapports entre les êtres, destruction méthodique alliée à un étonnant vouloir-vivre, le tout incarné dans un art combinatoire et « musical » où se rejoignent la vie et la mort.
Une identité problématique
La biographie, dans le cas de Bernhard, n'est pas sans intérêt pour l'appréciation d'une œuvre qui tourne tout entière autour d'une quête d'identité, d'une confrontation aux origines. Celles de Bernhard (qui porte le nom du premier mari de sa grand-mère maternelle !) sont, comme on dit, « naturelles ». Divers travaux suggèrent qu'il est le produit d'un viol, ou tout au moins d'un acte fugitif. Le père, un jeune menuisier du pays des lacs salzbourgeois, d'où est originaire la famille maternelle de Bernhard, ne reconnaît pas l'enfant, qui voit le jour aux Pays-Bas, dans une maternité religieuse pour filles perdues, le 9 février 1931. Sa mère, qui travaille très dur dans ce pays comme servante, pour gagner sa vie et celle de sa famille, est obligée de le mettre en nourrice. Elle gardera rancune toute sa vie à l'amant d'un jour qui s'est empressé de l'abandonner et de fuir en Allemagne. Le jeune Thomas, qui plus est, présente une ressemblance physique frappante avec le père définitivement disparu, et qu'il ne connaîtra jamais. De retour en Autriche avec son fils, Herta Freumbichler, fille nourricière d'un écrivain anarchisant et sans succès, épouse un garçon coiffeur, Emil Fabjan, et donne à Thomas un demi-frère et une demi-sœur.
Thomas Bernhard cependant est d'abord élevé par ses grands-parents maternels. En 1938, il retrouve sa mère et son « tuteur », qui se sont installés de l'autre côté de la frontière, dans la bourgade bavaroise de Traunstein. Difficultés de l'adolescence, embrigadement nazi, débuts de la guerre : Bernhard décrit cette période comme un enfer, adouci seulement par la proximité des grands-parents venus vivre dans un village proche. En 1943, Bernhard entre à Salzbourg dans un internat dirigé jusqu'à la fin de la guerre par les nazis, et repris ensuite par ses fondateurs catholiques. Cette double violence marquera Bernhard jusqu'à la fin de ses jours, jusqu'aux diatribes de sa dernière pièce, Heldenplatz (1988). Aurait eu lieu alors une deuxième tentative de suicide, après celle de la petite enfance.
Le lycée succède à l'internat. Mais Bernhard le quitte brusquement en 1947, par une de ces décisions en faveur de « la direction opposée » dont il fera un système. Travaillant alors comme apprenti épicier dans une boutique en sous-sol située dans une banlieue ouvrière, il contracte en 1949 une pleurésie qui se transforme bientôt en tuberculose pulmonaire. Le grand-père adoré tombe lui aussi malade. Il meurt la même année. Sa mère disparaît l'année suivante. Voici Bernhard seul, transporté de sanatorium en sanatorium où, en ces années de pénurie, il côtoie sans cesse une mort à laquelle il semble promis. Une fois encore, c'est de son propre chef, dit-il, qu'il quitte clandestinement cet univers médico-carcéral.
À vingt ans, seul et misérable, il gagne Vienne, où il obtient une bourse de l'Académie de musique, puis revient à Salzbourg, où il reprend ses études de chant interrompues et entre au Mozarteum (1952). Il envisage une carrière de metteur en scène ou d'acteur et obtient son diplôme, dit-on, grâce à un travail sur Brecht et Artaud (1957).
Il commence à voyager, écrit des nouvelles et des poèmes.[...]
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Écrit par
- Claude PORCELL : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé d'allemand, maître de conférences de littérature allemande à l'université de Paris-Sorbonne
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Médias
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