CARLYLE THOMAS (1795-1881)
Unité et contradiction
À première vue, on serait tenté de penser que Carlyle est devenu un polygraphe quelconque. Pourtant, s'il est incontestable qu'il y a coupure entre Sartor Resartus et les ouvrages historiques ou politiques qui le suivent, on ne peut manquer de reconnaître à l'ensemble de son œuvre l'unité d'un style, la cohérence d'une écriture. Les nommer « calvinistes », c'est en résumer les caractéristiques. De son enfance puritaine et défavorisée, Carlyle garde toute sa vie un vif dégoût pour les grâces surannées du langage bourgeois, plus précisément pour « la platitude emphatique, la prolixité prudente et l'ennui confus, sentimental et moralisateur » du style à la mode. Il s'exclut volontairement de cette communion des beaux parleurs que décrit Marx dans l'article qu'il lui consacre en 1850, et, tel le puritain avec son Dieu, lutte pour établir avec la matière brute de la langue des rapports personnels, immédiats. De là une idiosyncrasie stylistique, une surabondance de métaphores qu'on a trop vite fait de mettre au compte de ses extravagances.
Car ce choix place Carlyle devant une contradiction dont résulte Sartor Resartus. Le renoncement au monde l'amène certes à dépasser un art qui s'est réduit à la fabrication d'une pâle copie de la réalité : mais ce dépassement qui se veut mise au service de la réalité, de Dieu, risque à tout moment de déboucher sur une contestation romantique de cette réalité, la parole du prophète qui dit le sacré laissant insidieusement place à la parole du poète dont le monde qu'il crée aspire à faire concurrence à la réalité divine. De même, le renoncement à soi, dans la lignée calviniste, tend à se transformer en son contraire : une affirmation de soi non exempte de narcissisme. Sartor Resartus illustre ce conflit entre une dépendance voulue à l'égard d'une réalité transcendante et l'exploration passionnée d'une réalité personnelle, entre une conception ontologique et une conception analogique de la métaphore, entre le renoncement à soi et la recherche de soi. Il contient aussi une esquisse de solution : à travers la biographie fictive de Diogenes Teufeldröckh, Carlyle parvient à tracer de lui-même un portrait qui soit reflet du monde ; grâce à la « philosophie des vêtements » qu'il y développe, il peut affirmer à la fois que l'essence de l'homme réside dans son apparence extérieure et que cette essence se fonde sur une réalité transcendante ; enfin, sa théorie de la métaphore lui permet de concilier les droits de l'imaginaire et le respect de la vérité.
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Écrit par
- Michel FUCHS : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé d'anglais, maître assistant à l'université de Nice
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