CARLYLE THOMAS (1795-1881)
Le recours à l'histoire
Non sans peine toutefois, et c'est peut-être pourquoi, après Sartor Resartus, il choisit de se consacrer à l'histoire plutôt qu'à la création littéraire. La conception qu'il s'en fait résout tous les conflits qui le déchirent : tournée vers autrui, elle englobe et maîtrise la recherche et l'affirmation de soi par l'écriture ; tournée vers le passé, elle permet de contester un présent inacceptable ; tournée vers ce qui a été, elle permet d'échapper à l'angoisse de ce qui sera. L'histoire lui apporte la grâce qui sanctifie l'écrivain, justifie l'homme dans son isolement et suscite l'espoir d'une rédemption.
Car si l'histoire est « la philosophie enseignée par l'expérience », elle est aussi découverte de la « philosophie éternelle », c'est-à-dire, pour Carlyle, de cette loi de nature qui l'autorise à dénoncer les faux-semblants du présent et à conseiller l'avenir. Cette loi naturelle, Carlyle en fait un usage ambigu. Jusqu'à Passé et Présent, elle constitue le critère au nom duquel il juge les vices de la société du début du siècle, que la révolution industrielle en Angleterre déchire peut-être plus que ne l'a fait la révolution politique et sociale en France. Cette société ne connaît d'autre relation d'homme à homme que celle du « paiement au comptant » (cash-nexus) ; de la valeur, elle ne retient que l'aspect quantitatif. Bref, Carlyle n'y voit que misère, division, conflit, mutilation, et lui oppose un Moyen Âge idyllique où la loi naturelle était respectée. Mais c'est également au nom de cette loi qu'il conteste à tout le monde, et singulièrement aux démocrates et aux socialistes, le droit de remettre en cause les fondements de la société libérale.
C'est alors qu'il élabore sa théorie du héros qui est tout à la fois sécularisation du « génie » romantique et divinisation du pouvoir. Tandis qu'au début de sa réflexion, le culte du héros, la nostalgie du passé et la théorie du droit fondé sur la force étaient trois thèmes distincts qui, de ce fait, admettaient des interprétations révolutionnaires, ils finissent par s'amalgamer pour former une conception du monde totalitaire, où l'on a pu voir une préfiguration du nazisme. Les ambiguïtés ne disparaissent pas pour autant ; car si le héros est le « sage » donné en exemple, un peu comme pour Ruskin, chez qui les distinctions sociales deviennent métaphores morales, il est aussi celui que la masse des hommes ne peut imiter, quand bien même elle le voudrait, et, d'autre part, ne doit pas imiter, quand bien même elle le pourrait.
Les contradictions de Carlyle renvoient certes à sa personnalité, mais aussi aux conflits de son époque. Comme elle, il est hanté par le problème de la légitimité. Si ce qui existe n'est pas légitime, comme le proclame Carlyle, au nom de quoi justifier son remplacement par autre chose ? Ce n'est pas un hasard si le héros le plus cher à son cœur est Frédéric le Grand, despote éclairé, c'est-à-dire « révolutionnaire légitime ». Ce n'est pas non plus un hasard si le socialiste William Morris a avoué la dette qu'il avait contractée en lisant Carlyle. Nul mieux que ce dernier n'a su analyser, au début du xixe siècle, les maux engendrés par le libéralisme économique : son diagnostic est juste, même si les remèdes qu'il propose sont impossibles.
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Écrit par
- Michel FUCHS : ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé d'anglais, maître assistant à l'université de Nice
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