THOMAS D'AQUIN saint (1224 ou 1225-1274)
La nature
Il était dans la logique de ce rationalisme chrétien de reconnaître aux lois de la nature leur consistance spécifique, jusque dans la vie de la grâce : c'est parce qu'il y a une phusis, avec la nécessité de ses lois, que la science peut se construire en un logos. Telle est la cohérence de toute renaissance, celle du xiiie siècle comme celle du Quattrocento. Thomas écarte ainsi la tentation de sacraliser les forces de la nature, dans une sensibilité ingénue au merveilleux et dans un recours infantile à la providence de Dieu. Tout un monde surnaturel qui projetait son mirage sur les choses et sur les hommes, à travers l'art roman et les mœurs sociales, s'estompe dans les imaginations ; c'est par d'autres voies que la nature, découverte en sa réalité profane, prendra sa valeur religieuse et conduira à Dieu.
C'est encore la philosophie grecque, celle du Timée de Platon et celle de la Physique d'Aristote, qui est mise en œuvre pour établir l'intelligibilité du cosmos. Mais le recours à l'Antiquité déborde de beaucoup une curiosité académique ; il s'inscrit dans un naturalisme qui pénètre partout, dans les esprits, dans les mœurs, dans la conduite politique. Jean de Meung, ce parfait bourgeois des villes nouvelles, le voisin de frère Thomas dans la rue Saint-Jacques, à Paris, manifeste dans son Roman de la Rose, vers 1270, le réalisme le plus cru, tant pour observer l'univers physique que pour décrire les lois de la procréation. L'Ars amandi d'Ovide est diffusé dans d'innombrables manuscrits ; et André le Chapelain, dans son De Deo amoris (1180), en accommode pour le grand public les recettes raffinées. L'amour courtois introduit jusque dans la culture des sensibilités de séduisantes ambiguïtés. La renaissance du droit romain, de son côté, fournit son appareil aux aspirations qui portent les nouvelles générations à organiser la société et déjà l'État, au-delà d'un paternalisme désuet, selon les procédures juridiques de la justice, au lieu du recours mystique aux ordalies et aux jugements de Dieu.
Ces découvertes de la nature et de la société n'allaient pas sans exercer une séduction qui menaçait et la liberté de l'homme et la providence de Dieu et, plus encore, la gratuité de la grâce dans l'économie chrétienne. Dans sa théologie de la création et du gouvernement divin, Thomas donne leur intelligibilité à ces hautes valeurs chrétiennes, dans la ligne de saint Augustin ; mais, contre lui, il ménage l'autonomie de la nature et de la liberté. « Soustraire quelque chose à la perfection de la créature, dit-il, c'est soustraire à la perfection même de la puissance créatrice. » Axiome métaphysique, mais aussi principe mystique, qui est la clef de la spiritualité de saint Thomas.
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Écrit par
- Marie-Dominique CHENU : docteur en théologie, ancien professeur à l'université de Paris
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