THOMAS D'AQUIN saint (1224 ou 1225-1274)
L'homme
À ce point, la philosophie du monde se développe en une philosophie de l'homme, nature dans la grande Nature et, selon le terme grec en circulation, microcosme. Ici encore, Thomas affronte la commune opinion de son temps, qui, par la pente d'un spiritualisme alimenté de platonisme, tendait à déprécier la place et le rôle de la matière dans l'être de l'homme comme dans le destin de l'univers. Le monde matériel ne se présentait plus, dans sa sphère physique et biologique, que comme une sorte de scène sur laquelle se joue l'histoire des personnes spirituelles, de leur culture, de leur salut ou de leur damnation. Cette scène restait elle-même insensible à l'événement spirituel, et l'histoire de la nature n'était que par hasard le théâtre de cette histoire spirituelle. L'homme, dans cette histoire de la nature, serait un étranger, dont la vraie patrie est au-delà de ce monde, dans un royaume de pur esprit, tandis que l'histoire de la nature suivrait imperturbablement sa route d'airain.
À l'encontre, Thomas d'Aquin observe l'inclusion de l'histoire de la nature dans l'histoire de l'esprit, tout en même temps que l'importance de l'histoire de l'esprit pour l'histoire de la nature. L'homme est situé ontologiquement à la jonction de deux univers, « comme un horizon du corporel et du spirituel » ; en lui se réalise, par-delà les distinctions, une homogénéité intrinsèque de l'esprit et de la matière. Aristote procure à Thomas les catégories nécessaires à l'expression de cette conception ; mais aussi les docteurs grecs chrétiens, particulièrement Denys, avec sa philosophie de la participation hiérarchique et de l'illumination : l'intelligence est la « forme » du corps ; et l'expérience sensible est la seule voie d'alimentation des œuvres de l'esprit. À qui connaît la densité du vocable d'Aristote un tel énoncé provoque l'hésitation du chrétien : ménage-t-il assez la transcendance de l'esprit, au point que l'âme puisse survivre après la mort du corps ? au point que soit sauvegardée la personnalité de l'intelligence dans cette sociologie cosmique ? Ce fut à Paris, autour des années 1270, une dure crise, qui donna à Thomas l'occasion de définir adéquatement sa doctrine. Le conflit se poursuivit d'ailleurs et trouva son épisode violent, en 1277, après la mort de Thomas, dans l'intervention des maîtres de Paris, alors la plus haute juridiction théologique de l'Église. Dans un syllabus de deux cent dix-neuf propositions, ils rejetaient, non sans raison, mais dans une confuse précipitation, tous les naturalismes, et aussi une dizaine d'énoncés de Thomas d'Aquin. Ce fut là, sans doute, la condamnation la plus grave du Moyen Âge, dont la répercussion fut durable dans le mouvement des idées : elle a donné consistance, pendant plusieurs siècles, à un certain spiritualisme, en permanente résistance au réalisme cosmique et à l'anthropologie de Thomas d'Aquin. Sa canonisation, en 1323, purgera sa mémoire ; mais cet honneur ne rendra pas, sur ce point, son efficacité au « thomisme ».
« Frère Thomas, dit son premier biographe, Guillaume de Tocco, soulevait dans son enseignement de nouveaux problèmes, inventait une nouvelle méthode, employait de nouveaux réseaux de preuves ; et à l'entendre ainsi enseigner une nouvelle doctrine, avec des arguments nouveaux, on ne pouvait douter que Dieu, par l'irradiation de cette nouvelle lumière, et par la nouveauté de cette inspiration, lui avait donné d'enseigner, en parole et en écrit, de nouvelles opinions et un nouveau savoir. » C'est là, dans son ingénuité, le témoignage du saisissement que provoqua en son temps l'enseignement du jeune maître.
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Écrit par
- Marie-Dominique CHENU : docteur en théologie, ancien professeur à l'université de Paris
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