QUINCEY THOMAS DE (1785-1859)
Une conscience coupable
Dès l'enfance, De Quincey semble accablé par un fort sentiment de culpabilité qui le pousse à accomplir des actes suspects comme l'épisode qu'il confie dans ses Confessions d'une lettre reçue par erreur contenant une somme de quarante guinées dont il est probable qu'il la jeta dans un fleuve, se sentant coupable « à l'avance ». On se demande ce qui fut déterminant dans la formation de cette conscience coupable : la lecture assidue de la Bible, la sévérité maternelle, ou le fait de survivre à tant de mortes aimées. Très tôt il fut pénétré d'un masochisme soigneusement encouragé par son frère aîné William, cruel et brutal ; masochisme dont on retrouve la trace dans des rêves de passivité et d'impuissance, dans des visions où l'homme demeure paralysé par l'inéluctable et rapide approche d'un phénomène naturel comme la crue d'une rivière ou la venue d'un tremblement de terre. Son imaginaire est hanté, comme plus tard celui de Nerval, par un Orient maléfique peuplé d'animaux fabuleux et horribles, univers dont il est à la fois l'idole et la victime. On y trouve d'étranges personnages comme celui du Malais, une attirance morbide de la peur, une attente terrifiée, presque voluptueuse, de la seconde ultime où l'événement à la fois éclate et se fige, comme dans La Révolte des Tartares (Revolt of the Tartars) et La Nonne militaire d'Espagne (The Spanish Military Nun). Un double mouvement anime De Quincey : le désir d'une chute, d'une perte du moi dans l'infini obscur (le dédale londonien, l'opium, le rêve), et celui de la rédemption (visions mystiques inspirées de la Bible, rêves de Madones). Sa culpabilité s'exprime jusque dans sa description angoissée des gravures de Piranèse que Coleridge lui avait fait connaître. L'architecture (si chère à sa mère) est d'ailleurs essentielle à cet univers où la nature est élaborée et symbolique comme celle d'un Poe et d'un Baudelaire. Nul mieux que ce dernier n'a su parler de De Quincey ; il y a entre eux de frappantes affinités, et la meilleure approche possible de l'écrivain anglais est donnée par le commentaire, plein d'intuitions prodigieuses (notamment le fragment intitulé Chagrins d'enfance), dont Baudelaire a enrichi son adaptation des Confessions. En même temps, la réflexion que De Quincey lui a suggérée est d'une extrême richesse pour ceux que tente la méthode critique de la psychobiographie. Baudelaire a admirablement saisi le côté digressif de De Quincey, propre à ceux que hantent les événements de l'enfance, sa sensibilité presque féminine, tournée vers « les attractions du tombeau », son désir de revoir et de reconnaître. Pour tous deux, le cerveau est un palimpseste où ce qui s'avère le plus douloureusement gravé sont « les profondes tragédies de l'enfance » aux « immortelles empreintes ». Cette idée que rien ne s'efface se retrouve chez Coleridge et chez Gautier. L'influence de De Quincey sur les Français est d'ailleurs importante, notamment sur Balzac, Gautier et Nerval, Alfred de Musset ayant donné une première et très libre traduction des Confessions. Un des moments les plus saisissants que De Quincey se plaît à décrire est celui d'une vision globale à l'instant de la mort où, puisque rien ne se perd, toute la vie est vécue en raccourci, tout réapparaît de l'être « que lui-même ne connaissait plus mais qu'il est cependant forcé de reconnaître comme lui étant propre ». Tout comme Baudelaire, De Quincey avait célébré les « correspondances », thème déjà rencontré chez son auteur allemand préféré, Jean Paul. Dans une formule remarquablement moderne, où semble implicitement exprimée la nécessité de devoir débusquer la trame des associations d'idées pour mieux suivre les[...]
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Écrit par
- Diane de MARGERIE : licenciée ès lettres, écrivain, traductrice
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