HOBBES THOMAS (1588-1679)
Un mécanisme strict
On parle souvent de Hobbes comme d'un philosophe matérialiste. Certes, il définit bien les corps comme ce qui coïncide avec quelque partie de l'étendue et ne dépend pas de notre pensée. Mais l'étendue elle-même n'est rien d'autre pour lui que le phénomène d'une chose existant sans l'esprit, le phénomène de l'extériorité. Et la matière n'est rien elle-même, sinon un mot par lequel on désigne les corps en général, considérés dans leur extension ou leur grandeur et dans leur capacité à recevoir une forme. Ce matérialisme est donc plutôt une théorie du ϕάιυεσθαι, de l'apparaître, des apparences, un phénoménisme doublé d'un nominalisme.
Bref, l'effort de Hobbes se concentre moins sur un problème métaphysique que sur un problème de physique. À la manière de Descartes, avant Descartes, comme le montre bien le Short Tract of First Principles, il conçoit le monde dans les termes d'un mécanisme strict, en termes de mouvements caractérisant des corps définis par leur étendue et par leur forme. Tout mouvement consiste dans le passage continu d'un lieu à un autre. Tout corps est en mouvement ou en repos. Quand un corps est en mouvement, il se meut éternellement à moins d'en être empêché. Être actif ou passif, pour un corps, c'est être la cause ou l'effet d'un mouvement. La force elle-même n'est que la vitesse d'un mouvement multipliée par elle-même. Pour essayer de rendre compte d'un état tendanciel, d'un pouvoir, Hobbes forge le concept de conatus, d'endeavour, de mouvement à travers un espace et un temps moindres que tout temps et tout espace assignables.
Ainsi armé, Hobbes décrit le comportement humain en termes mécanistes. La vie d'un animal consiste dans le « mouvement vital » qui l'anime, qui consiste d'abord dans la circulation du sang. Elle se manifeste dans le « mouvement animal » : celui-ci est à la fois, d'une part, sous forme de conatus, désir se développant en passions et volonté, c'est-à-dire ultime désir passant à l'acte ; d'autre part, réactions des parties internes du corps mues par des mouvements issus de corps extérieurs, c'est-à-dire sensations, puis imaginations, tous mouvements intérieurs capables de réagir sur le mouvement animal et de déclencher gestes, mouvements des membres ou paroles.
Les pensées elles-mêmes ne sont donc que des mouvements internes provoqués par des mouvements extérieurs qui « apparaissent » ou « réapparaissent » – encore une application de la théorie du ϕάιυεσθαι – sous la forme de sensations, de phantasmes, d'imaginations, de souvenirs. Par sens, on entendra le jugement que nous portons sur les objets à partir de leurs phantasmes, leur signification. Entre ces pensées, des liaisons mécaniques s'établissent, formant des « trains de pensées », des associations, qui sont à la fois des associations de mouvements et des associations de significations. À ce discours mental se substitue un discours verbal, ce qui permet d'enregistrer et de signifier, pour autrui comme pour soi-même. La raison est ce discours verbal, dans la mesure où il consiste dans la mise en ordre correcte des mots dans nos affirmations. Elle est ratiocination, un calcul correct de « tout ce qui peut être pris en compte » par des « noms » par des « mots », le calcul de leurs rapports d'inclusion et d'exclusion dans un système de pensées correctement enchaînées. À partir de l'expérience des trains de pensées passés, on peut imaginer dans une certaine mesure l'avenir et y penser. Ainsi le désir peut-il réaliser son essence et tenter d'assurer la voie du futur désir : n'est-il pas chez l'homme le désir de désirer ?
L'enchaînement des mouvements forme un[...]
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Écrit par
- Raymond POLIN : professeur émérite à l'université de Paris-Sorbonne, membre de l'Académie des sciences morales et politiques
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