KUHN THOMAS (1922-1996)
Révolutions dans la science
S'il est vrai que la science, comme le dit Kuhn, se caractérise moins comme une activité d'acquisition de croyances que de changement de croyances, alors tous les paradigmes sont destinés à être remplacés un jour. Reste à déterminer leur schéma général d'évolution, c'est-à-dire, précisément, la « structure » des révolutions scientifiques.
Le constat dont découlent tous les autres réside dans le fait que les communautés scientifiques sont toujours, à des degrés divers, traversées par une « tension essentielle » (pour reprendre le titre d'un article fondateur de 1959), autant intellectuelle que sociale, entre des groupes aux croyances et aux intérêts opposés, certains s'inscrivant dans la fidélité aux traditions héritées, tandis que d'autres luttent pour l'imposition de nouveaux paradigmes. Cette tension peut devenir une véritable lutte. Elle donne alors au développement des sciences une dimension agonistique qui le rend peu conforme aux préceptes de la justification rationnelle. En effet, pour l'emporter, l'arsenal des « preuves scientifiques » est généralement insuffisant, puisque les preuves des uns ne sont généralement pas probantes pour les autres, qui n'adhèrent pas au même paradigme. Kuhn remet ainsi profondément en question les vues traditionnelles sur la justification des hypothèses scientifiques. Ce faisant, il ouvre la voie aux travaux les plus iconoclastes de la sociologie des sciences, sans jamais cependant y adhérer tout à fait. En effet, il ne partage pas l'idée selon laquelle les changements de paradigmes seraient principalement imposés par de purs rapports de forces sociaux.
Cette tension entre tradition et innovation engendre les grandes étapes qui rythment le développement de toute science, que l'on peut schématiser de la façon suivante.
– Lors d'une première phase, qui se produit une seule fois pour chaque science – phase instable mais qui peut durer plusieurs siècles –, de nombreuses conceptions sont en concurrence, sans qu'aucune parvienne à s'imposer : c'est la phase dite pré-paradigmatique ou pré-normale d'une science.
– Lui succède une deuxième phase, appelée paradigmatique ou normale, où un paradigme unique finit par supplanter tous les autres.
– Cette phase normale recèle en elle-même les racines de son propre renversement : en effet, un paradigme contient généralement des anomalies, c'est-à-dire des énigmes mal résolues. Pendant un certain temps, ces anomalies ne provoquent pas nécessairement la chute du paradigme, soit parce que l'on peut toujours espérer les résoudre par une altération mineure du paradigme, soit parce que, en l'absence d'un autre paradigme crédible, il n'y a d'autre choix que de continuer à adhérer à l'ancien. Mais elles finissent par devenir trop nombreuses ou trop profondes : certaines sont appelées découvertes scientifiques, incompatibles avec l'ancien paradigme.
– La science entre alors dans une phase de crise. De nouveaux paradigmes apparaissent, défendus généralement par de jeunes chercheurs. Dans la concurrence qui s'installe, tous les moyens de persuasion sont utilisés, puisqu'il s'agit avant tout de provoquer des « conversions », conceptuelles et psychologiques aussi bien que professionnelles.
– Un des paradigmes concurrents finit par s'imposer : c'est la réponse à la crise, une révolution scientifique, au cours de laquelle « le monde change d'aspect » aux yeux des chercheurs.
– Enfin, le nouveau paradigme donne lieu à la publication de nouveaux manuels définissant l'allure d'une nouvelle science normale. L'ancien paradigme s'éteint avec la mort de ceux qui y restent attachés. Le cycle peut reprendre (à la deuxième phase).
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Écrit par
- Alexis BIENVENU : ancien élève de l'École normale supérieure de lettres et sciences humaines, agrégé de philosophie, enseignant à l'université de Paris-I
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