KUHN THOMAS (1922-1996)
Un pragmatisme non relativiste
Quoique modérée, la position défendue par Kuhn le conduit à formuler des thèses philosophiques assez radicales, proches d'un certain relativisme – sans lui être cependant totalement acquises.
D'abord, Kuhn récuse la distinction de principe entre contexte de justification et contexte de découverte, défendue explicitement par Hans Reichenbach dans Experience and Prediction, et caractéristique de l'empirisme logique en général. La description du fonctionnement de la science montre en effet qu'il est impossible de distinguer nettement entre la façon dont les paradigmes scientifiques se sont de fait imposés, et les raisons pour lesquelles ils seraient de droit acceptables. Un paradigme s'impose quand la majorité d'une communauté scientifique l'accepte ; à partir de ce moment, il est ipso facto justifié, car il fournit lui-même la norme de la justification.
Cela entraîne une deuxième thèse, tout aussi critiquée : la thèse dite de l'incommensurabilité des paradigmes, et la position « antiréaliste » qui lui est associée. Kuhn désigne par « incommensurabilité » l'absence de « commune mesure » entre les référents de deux paradigmes, aussi bien qu'entre les normes en vigueur dans chacun d'entre eux. Si en effet les scientifiques « ne voient plus le même monde » à la suite d'une révolution scientifique, il n'existe alors plus de base entièrement commune à laquelle ils pourraient se référer pour comparer anciens et nouveaux paradigmes. Il n'est donc plus possible d'affirmer qu'un paradigme décrit mieux qu'un autre le même monde de phénomènes (quoi que puisse être le monde « en soi »). Cela ne signifie pas que l'on ne puisse penser dans un paradigme puis dans un autre : c'est même là le propre de l'historien. Simplement, on ne peut pas penser dans les deux en même temps, ni relier de façon univoque chaque énoncé de l'un à un énoncé de l'autre pour les comparer. On peut seulement « interpréter » des théories dans un autre vocabulaire, et non les « traduire » sans une certaine perte de signification.
Cela débouche sur une position modérément « antiréaliste », non pas au sens où le monde n'existerait pas en soi, mais au sens où l'on ne peut jamais dire d'une description qu'elle représente plus fidèlement le monde qu'une autre – puisque justement il n'y a pas d'étalon entièrement commun accessible à l'expérience.
De cette thèse découle une dernière conséquence : l'idée de « progrès scientifique » est fortement relativisée, quoiqu'elle ne soit pas entièrement niée. En effet, si l'on ne peut comparer les différents paradigmes à aucun référent commun, on ne saurait affirmer que les théories actuelles décrivent mieux le même monde que ne le faisaient celles d'Aristote. On peut cependant dire que les théories actuelles sont plus efficaces dans la résolution des énigmes qui donnent les moyens d'agir sur le monde. En cela, Thomas Kuhn n'est pas relativiste. Il reste que ce progrès ne peut être pensé que de façon pragmatique, et non comme une convergence tendant à quelque représentation intrinsèquement plus fidèle du monde.
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Écrit par
- Alexis BIENVENU : ancien élève de l'École normale supérieure de lettres et sciences humaines, agrégé de philosophie, enseignant à l'université de Paris-I
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