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MANN THOMAS (1875-1955)

Allemagne, ma souffrance

Il y a une permanence remarquable dans la thématique de Thomas Mann, à deux exceptions près. La « fascination par la mort », problématique néo-romantique dans laquelle on l'a parfois enfermé, trouve déjà ses limites dans La Montagne magique, qui est, par rapport à La Mort à Venise, envers « satirique » et dépassement « politique ». Quant à la dualité de l'artiste et du bourgeois (thème de Tonio Kröger), elle se trouve supplantée dans Joseph par celle de l'éducation à la communauté et à l'activité politique réformatrice ; c'est Joseph nourricier, version fictionnelle du New Deal de Roosevelt, sur le mode picaresque et charlatanesque. Surtout, le thème est dépassé dans le Faustus – qui peut sembler, par l'atmosphère (la ville fictive de Kaisersaschern), un retour au cadre ancestral des Buddenbrook et autres œuvres de jeunesse – par une version nouvelle, à résonances politiques, de la problématique génie-maladie. La percée, par le biais de l'infection syphilitique, c'est-à-dire du Mal et du Malin, vers la créativité jusque-là entravée, figure métaphoriquement celle, agressive, d'une Allemagne conquérante et enivrée, roulant aux abîmes après de fallacieux triomphes.

Cette permanence s'étend à la thématique de l'illusion et de la tromperie, sous de multiples formes. C'est Krull qui se joue, par un amour du monde contrastant avec la peur du monde de Leverkühn, d'une société qui « veut être trompée », parce qu'elle vit d'apparences. C'est Rosalie von Tümmler de la nouvelle Le Mirage, la dernière écrite par Thomas Mann (1953), atroce histoire d'une femme entre deux âges qui, par une ruse de Mère Nature, prend pour une résurgence de sa féminité, qu'elle destine à un jeune et banal Américain, ce qui est une tumeur cancéreuse, et pour de l'amour ce qui est la mort. L'amour, si absent de la vie comme de l'œuvre de Thomas Mann, sauf sous la forme de la passion dégradante et barbare (comme celle qui transforme Mut, la femme de l'eunuque Putiphar, en « ménade ») ou sous la forme du « retour du refoulé » ; ainsi de la fascination, apparemment platonique, de Castorp pour le charme slave de la morbide Clawdia Chauchat. Cette permanence des thèmes existentiels – sans oublier l'homoérotisme – fait de Thomas Mann à la fois un disciple très efficace de la « psychologie dévoilante » de Nietzsche, dès ses premières œuvres, et un précurseur de Freud, dont il fut ensuite un des rares grands écrivains allemands à saluer le génie – la psychanalyse constituant à ses yeux une révolution intellectuelle qui offrait le meilleur antidote au nouvel obscurantisme.

Cependant, une préoccupation majeure naît avec les Considérations, connaît des intermittences ou au contraire des temps forts, en particulier dans l'émigration, la question allemande, ou la question « éternelle » : qu'est-ce qui est allemand ? Joseph s'élargit aux dimensions d'un « poème de l'humanité », mais la rédaction en est interrompue pour le sujet déjà très allemand de Charlotte à Weimar, avant le recentrement passionné sur l'Allemagne et les Allemands (Faustus), suivi d'une ultime période créatrice « dégermanisée ».

Thomas Mann, très vite célèbre, s'institue à cet effet « représentant » de son peuple. Après l'épisode « national » de la Première Guerre mondiale, il se retrouve dans la république de Weimar, non sans auto-ironie et une constante distance intérieure, orateur de tribune, voire « commis voyageur de la démocratie ». Le premier exil « silencieux » en Suisse, de 1933 à 1938, faillit le brouiller, jusqu'en 1936 (où il se déclare enfin nettement contre le nazisme), avec d'autres exilés, dont ses propres enfants. Lors du second et long exil, en Californie cette fois, en 1938,[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, maître assistant à l'université de Paris-IV

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Média

Thomas Mann - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Thomas Mann

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