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MANN THOMAS (1875-1955)

« Exigences du jour » et trahison des clercs

Cette Allemagne de Thomas Mann se présente sous une forme « monumentale », incarnée par un nombre limité de grandes figures, hommes de culture pour la plupart (à l'exception de Bismarck), monolithes se dressant sur la plaine, l'écrasant parfois. Car le grand homme qui fait l'Histoire lui paraîtra de plus en plus non pas l'expression de son peuple mais isolé dans son peuple, à contre-courant ; et affligé de plus, en Allemagne, d'une « hypertrophie antidémocratique », où il est difficile de distinguer ce qui est despotisme étouffant et « servitude volontaire », voire « servilité militante » chez ses admirateurs-sujets. Tel est le Goethe de Charlotte à Weimar, qui fit scandale parce qu'il rompait avec le culte pharisien de l'Olympien : personnage en représentation, froid et distant comme Thomas Mann lui-même, « plus grand que bon », dégageant autour de lui une « odeur de sacrifice ». Luther, lui, est « trop Allemand », alors que le catholicisme est humain et universel. De là découle une faiblesse du protestant Thomas Mann pour les valeurs juives ou catholiques comme ligne de défense contre la barbarie fasciste. Luther est paysan, rustre et violent, superstitieux, et la Réforme est un recul par rapport à la Renaissance, génératrice d'un schisme religieux qui a déchiré le pays, engendré la fatale guerre de Trente Ans, ruine de la culture citadine. Luther fut peut-être l'Allemand le plus représentatif, dans la mesure même où il fut un « révolutionnaire conservateur » ; la formule « révolution conservatrice » résume pour lui l'histoire allemande tout entière. L'hitlérisme est de plus enfant de l'« ère des masses », qui suscite le mépris élitaire et l'inquiétude panique du grand bourgeois cultivé. La démocratie de Weimar n'a pas été assez « militante » face à cet ennemi mortel de toute « culture » comme de toute « civilisation » (au sens de l'antithèse, désormais périmée, des Considérations). Comme il n'est pour lui de culture que bourgeoise, le nazisme représente une « aventure totalement non bourgeoise ». Pour l'affronter valablement, il n'imagine pas de meilleur antagoniste qu'une sorte de « grand homme démocratique », exerçant une « dictature éclairée ». L'idéal serait que, surmontant l'ancien et funeste divorce allemand entre « esprit » et pouvoir, un intellectuel devienne chef d'État ; c'est un peu le cas de Roosevelt, l'idole d'une période où ses espoirs d'un renouveau de la démocratie quittèrent définitivement l'Allemagne pour l'Amérique, qui joint la justice à la puissance, « dictateur de la bonté », non sans quelques traits « césariens ».

Le grand péché de ceux qui ont ainsi formé la mentalité de leur peuple, qui l'ont marqué de leur empreinte, c'est leur irresponsabilité. À la lumière du nazisme, Thomas Mann fait de la trahison des clercs un problème allemand d'une gravité particulière. Se ralliant tacitement et assez tardivement à des thèses que son frère avait développées dès 1910, en partie contre lui, il voit en eux, de plus en plus, des pourvoyeurs d'idées pour ceux qui manipulent le « petit-bourgeois qui se met à penser » (son plus mortel adversaire). Chez Luther retournant ses anathèmes contre les paysans révoltés, chez Nietzsche (pourtant son principal maître à penser) qui ne voulait voir dans la vie qu'un phénomène « esthétique », il décèle une faille : l'irresponsabilité quant aux « implications » de leur pensée si elle vient à se réaliser, à passer dans la pratique historique, et cela dans une ère de « souffrance sociale » où, derrière tout phénomène en apparence « purement » culturel, « le politique est latent ».[...]

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Écrit par

  • : ancien élève de l'École normale supérieure, maître assistant à l'université de Paris-IV

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Média

Thomas Mann - crédits : Hulton Archive/ Getty Images

Thomas Mann

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