MANN THOMAS (1875-1955)
La quête du bourgeois et la montée du « non-bourgeois »
Dès le début des années vingt, Thomas Mann décèle, non sans fascination, au moins au départ, des phénomènes inquiétants dans la culture de son temps. Le premier découle de la division qui s'opère entre « bourgeois de culture » et « bourgeois de classe », dont la première mouture, qui date des Buddenbrook et des Considérations, est celle entre Bürger et Bourgeois. Des personnages plus grotesques que dangereux comme le marchand Klöterjahn dans Tristan, le Bavarois Permaneder dans les Buddenbrook, les capitalistes modernes et entreprenants que sont les Hagenström (juifs de surcroît) dans le même roman, vont prendre après 1918, dans la réalité weimarienne, des proportions fatales ; la faillite de la « bourgeoisie » comme classe politique sera telle, en 1933, que Thomas Mann devra vite abandonner l'assimilation qu'il faisait auparavant entre Bürgerlichkeit (« bourgeoisisme ») – c'est-à-dire éthique, style de vie et idéaux culturels bourgeois – et « germanisme », avant d'opposer carrément l'un à l'autre. Par rigidité autant que par défi, il maintient, dans un exil que d'aucuns jugèrent doré, son train de vie et ses habitudes patriciennes : villa accueillante, automobiles, serviteurs, et l'indispensable gramophone pour ce passionné de musique classique, ami de Bruno Walter et de Toscanini. Il reste fidèle, en même temps, à une « éthique de la production » intellectuelle reposant sur une stricte et puritaine économie de son temps et de son argent, sur un « ascétisme intra-mondain » (Max Weber) qui sacrifiait, comme Lukács l'avait déjà montré dans L'Âme et les formes, la vie à l'œuvre (ses « Journaux » intimes en portant confirmation). Son utopie – abandonnée à l'extrême fin de sa vie, que marqua la conscience de « récapituler » un passé culturel bourgeois clos sur lui-même –, c'eût été de dépasser le bourgeoisisme « en le réalisant enfin ».
Les signes prémonitoires, enregistrés par un auteur « sismographe », les prodromes du fascisme, il les décela dans la culture avant de les reconnaître dans la politique ; aussi fascisme devenu réalité le surprendra et le plongera dans le désarroi, avant de lui inspirer une haine sacrée, aux accents religieux (comme dans ses émissions à la B.B.C., 1941-1945), qui exclut l'ironie ou l'humour, et tient lieu souvent d'analyse. Exception troublante : l'étonnante esquisse Frère Hitler (1938), écrite significativement la même année que l'amer pamphlet contre les accords de Munich et la politique anglaise d'appeasement (Cette Paix). Dans le bon à rien Hitler, il croit reconnaître, non sans quelque « affinité », l'artiste, le génie même, sous la forme histrionesque et démagogique qu'il revêt chez Wagner (vu par Nietzsche), et pour autant que l'artiste, depuis Tonio Kröger, est attiré par les abîmes, « traître » en puissance à l'esprit civique, proche à l'occasion du « criminel ».
Les dessous choquants et sinistres de la « bonne tenue » prussienne comme de la dignité bourgeoise de Weimar affleurent avec de plus en plus d'insistance, de la courte mais saisissante nouvelle Chez le prophète à Mario et le magicien (1930), de l'esthète à la Stefan George, possédé de visions de domination sanguinaire, à l'hypnotiseur qui brise toute volonté adverse d'autant plus facilement qu'il n'a affaire qu'au « non-vouloir » et à la « peur de la liberté ». En passant par le « Dieu étranger », les puissances dionysiaques, la jungle sauvage où se perd comme avec soulagement le trop rigide écrivain officiel et classique Gustav Aschenbach (La Mort à Venise) ; par le « compte rendu » savamment ambigu de séances de spiritisme dont l'auteur[...]
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Écrit par
- André GISSELBRECHT : ancien élève de l'École normale supérieure, maître assistant à l'université de Paris-IV
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Média
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