MORE THOMAS (1477 ou 1478-1535)
Vir omnium horarum, « homme de toutes les heures », Thomas More est aussi l'homme d'une époque. Il apparaît dans l'histoire à ce moment crucial des premières décennies du xvie siècle où l'Europe chrétienne, divisée par les ambitions picrocholines de ses rois, en proie à une profonde crise intellectuelle et religieuse, s'ouvre à Platon redécouvert (et baptisé) et aux beautés de l'Antiquité païenne, secoue le dogmatisme stérile de la scolastique et s'apprête à enfanter le protestantisme et la Contre-Réforme. Entraîné par le poids des siècles et des imperfections, sclérosé par son formalisme, isolé de la réalité vivante des choses par l'écran déformant de ses sommes et de ses gloses, le vieux monde gothique, disloqué, s'effondre lentement. Toutes les institutions et les valeurs sur lesquelles il reposait sont remises en cause par l'esprit nouveau de l'humanisme et de l'Évangile renaissants. Si les citadelles aristotéliciennes que constituent encore les universités d'Europe dans les années 1500-1550 parviennent généralement à résister tant bien que mal à la pénétration de la culture et des idées nouvelles (la Sorbonne, au siècle de Molière, produira encore des Diafoirus), elles perdent en revanche rapidement cette prééminence intellectuelle indiscutée qui était la leur depuis le xiiie siècle. Et l'Église, cet autre pilier du monde médiéval, par ses scandales permanents, par l'ignorance de son bas clergé, les mœurs sybaritiques de ses prélats, la politique guerrière de ses papes et les spéculations sophistiques arrogantes et vaines dans lesquelles se sont enfermés ses théologiens, se coupe dangereusement de la masse des fidèles et se montre incapable de répondre aux besoins spirituels nouveaux de la chrétienté.
Respectable bourgeois de Londres devenu, par ses talents d'orateur, de diplomate et d'homme politique, sa connaissance du droit, son érudition d'humaniste et de théologien, conseiller intime d'Henri VIII et chancelier du royaume d'Angleterre, Thomas More est un témoin privilégié de cette crise de la pensée chrétienne. Il fut, en effet, un homme profondément engagé dans son temps. Laïc mêlé par son métier d'avocat, de juge ou de maître des requêtes à la vie du peuple dont il se fait le protecteur vigilant, érudit, humaniste et écrivain en rapports étroits avec les plus hautes gloires intellectuelles de son époque, diplomate et homme de cour averti des dessous et des laideurs de la politique européenne, engagé contre son gré dans l'affaire du divorce (the King's great matter) et dans la rupture d'obédience de l'Église d'Angleterre avec Rome, More occupe une position carrefour. Sa vie et son œuvre, exemplaires, illustrent les angoisses et les échecs, les dilemmes et les grandeurs, la parabole entière de l'humanisme chrétien. Sereine et belle, sa mort fait à jamais de lui un héros de la conscience et de la plus authentique liberté spirituelle. L'Église l'a accueilli parmi ses saints.
Le sage au cœur de la Cité : l'action et le pouvoir
Né à Londres, sans doute l'année même où William Caxton imprime à Westminster le premier livre anglais (The Dictes or Sayings of the Philosophers), le jeune Thomas reçut, comme Érasme, Vives ou Rabelais, une éducation typiquement scolastique. Il apprit le latin et s'initia aux subtilités jargonnesques des Parva Logicalia et aux joies sophistiques de la disputatio à l'école Saint-Antoine, dans Threadneedle Street, alors la plus célèbre de Londres. Il fit ses humanités à Oxford (1492-1494), au Canterbury College, où il étudia Aristote et ses commentateurs scotistes (notamment Alexandre de Halès et Antonius Andreas) et s'initia au grec. Ensuite, vraisemblablement pour obéir aux injonctions paternelles (son père était juge[...]
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Écrit par
- Gérard DEFAUX : professeur de littérature française, directeur du département des langues romanes, The Johns Hopkins University, Baltimore
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