Abonnez-vous à Universalis pour 1 euro

MORE THOMAS (1477 ou 1478-1535)

L'« Utopie »

C'est en 1515, profitant des loisirs forcés que lui imposent les lenteurs d'une mission diplomatique en Flandre, que More compose le second livre de son Utopie(De optimo reipublicae statu deque nova insula Utopia libellus), dont une traduction française, due à Jean Leblond, paraît en 1550, et une autre, anglaise, de Ralph Robinson, en 1551. Le livre Ier est, de composition, postérieur au livre II. Il fut rédigé ex tempore per occasionem après le retour de More à Londres, en 1516. Cette élaboration inhabituelle (en quelque sorte à rebours, et en deux temps distincts), si elle nuit quelque peu à l'unité stylistique de l'ensemble, lui apporte en revanche une dimension problématique, une conscience et un approfondissement critiques qui font tout son prix. Ce qui n'était vraisemblablement au départ qu'un jeu d'esprit satirique imité de Lucien, qu'un délassement d'humaniste érudit exerçant librement son intelligence à construire, dans le non-lieu de l'imaginaire, une nouvelle république platonicienne, et à cultiver pour le plaisir de l'intellect les plus audacieux des paradoxes, devient dans un second temps une méditation inspirée sur les rapports de la pensée et de l'action, de l'idéal et du réel, de l'éthique et du politique, une analyse pénétrante des mécanismes sociaux d'oppression et des moyens qui s'offrent à l'homme pour les maîtriser et finalement changer le monde. Il serait vain de prétendre dégager de la description de l'île d'Utopie (qui constitue le livre II) une quelconque philosophie politique. L'ironie de More, par la distance qu'elle introduit entre la lettre et l'esprit, empêche toute analyse totalitaire : rien n'est plus difficile à saisir que la pensée d'un homme qui refuse de se prendre au sérieux et qui voit trop la complexité des choses pour céder à l'attrait d'un dogmatisme simplificateur. On peut être séduit par le gouvernement sagement démocratique des Utopiens, par leur haine de la tyrannie, leur abolition de la propriété (la « république heureuse » est communiste), leur religion simple et relativement tolérante, leur conception épicuro-stoïcienne du bonheur et de la vertu, leur mépris des grandeurs d'établissement et des richesses (l'or, dont ils font des vases de nuit, est chez eux marque d'infamie), leur organisation judicieuse de l'aide sociale, du travail (six heures par jour) et des loisirs, l'importance qu'ils attachent à la culture et aux choses de l'esprit (leur société, où dominent la science et l'intelligence, est dirigée par une aristocratie du savoir, les literati), leurs mœurs patriarcales et leur sens de la communauté (l'île entière est comme une grande famille) : O sanctam rempublicam et vel christianis imitandam ! Mais on goûtera peut-être moins chez eux la pratique de l'esclavage, la politique impérialiste de colonisation par laquelle ils résolvent leurs problèmes de surpopulation, leur attitude équivoque et cynique en face de la guerre, le poids constant que la collectivité fait peser sur l'individu (omnium praesentes oculi), la grisaille moralisatrice d'une harmonie planifiée et passablement étouffante. Dans un certain sens, l'Utopie illustre la tyrannie orgueilleuse de l'idée, les dangers de l'idéalisme. Par son intransigeance et son radicalisme sans nuance, Raphaël Hythlodée, homme sans patrie et sans racines, se coupe du réel et s'interdit toute possibilité d'action. Il mène une vie fictive dans une république de Nulle-Part, dont la capitale, Amaurotum, est un mirage, et dont le prince, Ademus, est sans peuple. Au contraire, ses interlocuteurs du livre Ier, Pierre Gilles, le cardinal Morton et Thomas More, sont des chrétiens intensément présents au monde, qui refusent[...]

La suite de cet article est accessible aux abonnés

  • Des contenus variés, complets et fiables
  • Accessible sur tous les écrans
  • Pas de publicité

Découvrez nos offres

Déjà abonné ? Se connecter

Écrit par

  • : professeur de littérature française, directeur du département des langues romanes, The Johns Hopkins University, Baltimore

Classification

Média

<em>Thomas More</em>, H. Holbein le Jeune - crédits : VCG Wilson/ Corbis/ Getty Images

Thomas More, H. Holbein le Jeune

Autres références

  • L'UTOPIE (UTOPIA), Thomas More - Fiche de lecture

    • Écrit par
    • 823 mots
    • 1 média

    Croisant les influences du platonisme, de l'aristotélisme, du stoïcisme, de l'épicurisme, de la patristique, de la Bible, de la Kabbale et des récits des grands voyageurs de l'époque, l'ouvrage, rédigé en latin, porte les marques incontestables de la culture humaniste et du goût de la ...

  • COMMUNISMES RELIGIEUX

    • Écrit par
    • 3 049 mots
    L'âge de l'utopie date de ce début du xvie siècle où Thomas More la porta sur les fonts baptismaux avec sa célèbre Utopia. Dans la tradition utopique ainsi inaugurée, il semble qu'on doive discerner deux courants : le courant de l'utopie écrite et le courant de l'utopie pratiquée. Les deux...
  • HENRI VIII (1491-1547) roi d'Angleterre (1509-1547)

    • Écrit par
    • 3 975 mots
    • 1 média
    ...déchirements religieux sur le continent, après que Luther, en 1517, eut levé l'étendard d'une révolte contre Rome, le roi se veut le défenseur de l'orthodoxie. Il n'empêche pas les humanistes de conduire leur quête, permet sans difficulté à Thomas More de publier, en 1516, son Utopie, demeure l'ami de...
  • JOHN FISHER saint (1469-1535)

    • Écrit par
    • 768 mots

    Humaniste et prélat anglais célèbre par la résistance qu'il opposa, au nom de sa fidélité au pape et à l'Église catholique, à Henri VIII d'Angleterre en refusant de reconnaître la suprématie royale et l'abolition de la juridiction pontificale sur l'Église d'Angleterre....

  • ROYAUME-UNI - Histoire

    • Écrit par , et
    • 43 835 mots
    • 66 médias
    ...défenseur de la foi » toujours présent dans la titulature royale depuis lors. Humanistes étrangers, comme Érasme, ou anglais, comme John Colet et surtout Thomas More, auteur de l'Utopie, en 1516, dénoncent des imperfections et des abus, mais espèrent une réforme au sein de l'Église romaine ; on reproche...
  • Afficher les 7 références