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PYNCHON THOMAS (1937- )

Un théâtre des voix

La puissance simulatrice déployée dans les œuvres de Thomas Pynchon est aussi une énergie comique. La farce, la parodie et l'auto-parodie, les mauvais jeux de mots comme l'excellent humour créent ce mélange reconnaissable de grâce et de mauvais goût appuyé qui récuse ou suspend la gravité. Écrivain de l'allégresse qui survient malgré tout, Pynchon donne à ses lecteurs une légèreté précieuse, et un peu idiote, comme le sont les chansonnettes incluses dans ses narrations. Une « idiotie » parcourt en effet cette œuvre, qu'elle soit principe de dépense et de dérèglement des échanges, parti pris de singerie, ou encore suspension bienvenue du sens dans des textes si savants et allusifs qu'ils semblent en être saturés. L'écriture ménage de tels échanges entre surproduction et déperdition de sens, à commencer par l'usage du lexique, qui semble activer les différentes acceptions et les ramifications étymologiques de bien des mots. Mais le style de Pynchon se caractérise d'abord par un phrasé singulier : une syntaxe en fréquent déséquilibre, qui esquive longuement la chute de phrases alliant excès et lacunes, et où l'élan le dispute à l'enlisement ou au coup d'arrêt. Il y a là une manière de dire oblique et fuyante, qui sert un lyrisme volontiers élégiaque côtoyant la veine grotesque et l'auto-parodie. Quelque chose se dérobe alors au regard du lecteur, se rendant insaisissable et bouleversant. Ainsi, toutes les ressources expressives de l'anglais sont rassemblées dans L'Arc-en-ciel de la gravité, dans une richesse analogique qui constitue aussi l'un des thèmes du livre. Mais c'est dès V. que commence la méditation sur le langage, sur les signes, et singulièrement sur les pouvoirs et les leurres de la métaphore, à laquelle l'auteur n'a jamais renoncé.

L'écriture de Pynchon, c'est enfin un grand théâtre de l'imitation des voix et des discours, dans les dialogues mais aussi dans des narrations ventriloques où se croisent et se contaminent voix de l'auteur et voix d'autrui. Essentiellement conduits à la troisième personne, les récits peuvent accueillir d'autres narrateurs, pas toujours identifiables. L'autorité des discours est intermittente, cédant volontiers la place à un carnaval d'identités qui disperse l'origine de la parole. Tous les tons et tous les niveaux de langue sont requis dans ces ouvrages, brassant les genres littéraires et les sous-genres de la culture populaire en un mélange « démocratique » que la fertilité imaginaire et poétique de l'auteur parvient à sauver du naufrage. Pour autant, les personnages de Pynchon, aux noms extravagants, ne se réduisent pas à des figures de bande dessinée ou à des stéréotypes de cinéma. Le plus souvent se mêlent et parfois se confondent silhouettes comiques ou caricatures grimaçantes, et sujets plus énigmatiques, dérisoires mais incalculables, comme le sont Mason et Dixon dans le récit qui leur est consacré, ou comme bien d'autres dans L'Arc-en-ciel de la gravité et dans Contre-jour. Dans cette foule criarde ou fantomatique, où passe la beauté entrevue des femmes, les visages, souvent évoqués mais jamais détaillés, sont soustraits au regard frontal, ou bien dérobés et dispersés dans la fuite en avant d'une phrase. Comme si le sujet humain, idiot démocratique ou anarchique et support de pathos autant que de comédie, était ici un transfuge naïf et rusé, résistant peut-être à l'assujettissement et à l'impuissance. C'est ce que Pynchon s'est toujours obstiné à appeler la grâce.

— Anne BATTESTI

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Écrit par

  • : maître de conférences en littérature américaine à l'université de Paris-X-Nanterre

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