ELIOT THOMAS STEARNS (1888-1965)
Le poète
On ne peut rendre compte de l'importance de la poésie de T.S.E. qu'en la situant dans le contexte poétique des années qui ont immédiatement précédé et suivi la Première Guerre mondiale en Angleterre. Le renouveau radical de l'expression poétique et de la substance de la poésie qu'il opéra à partir de 1917 implique une prise de conscience révolutionnaire de la nature et de la fonction de la poésie, dans une société qui a encore besoin des arts du langage à des fins non purement utilitaires. Il semblait, avant lui, que le rôle de la poésie devait être d'offrir les joies du dépaysement, de la rêverie et de la suavité sentimentale à des lecteurs repus de biens matériels et assurés d'autres conquêtes. La poésie géorgienne (les périodes littéraires portent en Grande-Bretagne, on le sait, les noms des souverains) ne connaissait guère l'inquiétude. Spiritualité vague, cadences classiques, mélodies savantes, paysages discrets, émotions non contestables. La poésie se réfugiait dans les anthologies, sans qu'aucun nom ne domine. Personne (à part Yeats, que la sédition irlandaise tira brutalement de ses rêveries mythologiques) qui parût conscient de l'immense bouleversement des valeurs dont l'Europe était le théâtre et qui songeât à faire des angoisses contemporaines la substance même de la poésie.
Dès le premier recueil de T. S. Eliot, La Chanson d'amour de J. Alfred Prufrock (1917), on s'aperçut avec surprise que la poésie n'était plus un objet de luxe et qu'il fallait la prendre au sérieux. Ces textes s'imposaient moins à l'attention par leur contenu (ils ne comportaient pas, par exemple, de protestation indignée ou douloureuse contre les massacres de la guerre) que par l'attitude du locuteur envers sa matière et l'évidente dislocation des procédés poétiques antérieurs. On peut attaquer dangereusement un monde horrible par ses petits côtés, sans avoir recours à l'hyperbole dramatique. Eliot ne se contente pas, comme Verlaine, de tordre le cou à l'éloquence, il condamne aussi la sentimentalité, l'apitoiement sur soi, l'ambition qu'avait la poésie d'être asymptotique à la musique. Il modernise l'image, emprunte aux symbolistes leur familiarité avec les symboles, et à Laforgue en particulier le procédé du contraste des tons qui conduit à l'humour, aux ruptures de syntaxe et aux télescopages les plus divers : lieux de l'espace, moments du temps, émotions personnelles et remémorations livresques ou autres. Allusions et ambiguïtés sont tapies dans un style épigrammatique, condensé, épuré, qui vise à la litote ironique, toujours en deçà de l'aveu, où l'intelligence vigilante contrôle les excès de la sensibilité.
Grand lecteur des poètes et des dramaturges de l'époque élisabéthaine et jacobéenne, Eliot réintroduit dans la poésie la souveraineté de leur instrument d'expression favori, le wit (mot qui, hélas ! n'a pas d'équivalent en français), c'est-à-dire la faculté qu'a l'intelligence de découvrir des rapports secrets entre les choses et de les assembler dans une image, une formule ou un symbole dont le caractère insolite fait violence au lecteur, mais crée un univers poétique insoupçonné. Ainsi, ce qui relève de la sensation, de la sensibilité est absorbé par une fonction de l'esprit qui lui confère un caractère impersonnel d'authenticité et d'universalité.
Cet instrument d'expression poétique, qui soumet sa matière à l'analyse et à la méditation, ne s'exerce pas cependant sur de l'abstrait. Ce sont des problèmes humains qui font l'objet des recherches expressives, problèmes des rapports de l'homme et du monde, c'est-à-dire de la société et de la civilisation dans lesquelles il baigne. Eliot choisit la forme du monologue, de[...]
La suite de cet article est accessible aux abonnés
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Henri FLUCHÈRE : doyen honoraire de la faculté des lettres et sciences humaines d'Aix-en-Provence
Classification
Médias
Autres références
-
ANGLAIS (ART ET CULTURE) - Littérature
- Écrit par Elisabeth ANGEL-PEREZ , Jacques DARRAS , Jean GATTÉGNO , Vanessa GUIGNERY , Christine JORDIS , Ann LECERCLE et Mario PRAZ
- 28 170 mots
- 30 médias
...soutenir, sans vouloir cultiver le paradoxe ou la provocation, que les deux grands poètes anglais du siècle sont deux Américains, Ezra Pound et T. S. Eliot. Ezra Pound, venu de l'Idaho à travers Venise et la Provence, conquiert Londres de 1908 à 1920, lance l'imagisme en 1913, qu'il confisque à... -
BARNES DJUNA (1892-1982)
- Écrit par Catherine ROVERA
- 1 172 mots
...une allée d'arbres, enguirlandé de fleurs d'oranger et d'un voile nuptial, un sabot levé dans l'économie et la crainte ». Lorsqu'il préfacera le roman, T. S. Eliot déclarera que « seules les sensibilités exercées à la poésie pourront l'apprécier tout à fait ». Mais chez Djuna Barnes, la tentation poétique... -
ÉTATS-UNIS D'AMÉRIQUE (Arts et culture) - La littérature
- Écrit par Marc CHÉNETIER , Rachel ERTEL , Yves-Charles GRANDJEAT , Jean-Pierre MARTIN , Pierre-Yves PÉTILLON , Bernard POLI , Claudine RAYNAUD et Jacques ROUBAUD
- 40 118 mots
- 25 médias
C'est sur le versant conservateur d'un semblable attachement à la tradition que T. S. Eliot propose ses réflexions sur la culture où la prime structuration de mythes en univers se transmue en religiosité. Les éclatantes pages de stérilité, de mort spirituelle et d'horreur de « La Terre Gaste » (... -
FRAZER JAMES GEORGE (1854-1941)
- Écrit par Nicole BELMONT
- 3 470 mots
...Ezra Pound, William Butler Yeats, James Joyce, David Herbert Lawrence, y ont puisé l'idée que la nature humaine comporte un verso mystérieux et sombre. Thomas Stearns Eliot reconnaissait sa dette envers Frazer dans les notes pour The Waste Land (1921-1922) : « Je suis [...] redevable, d'une manière générale,... - Afficher les 8 références