ELIOT THOMAS STEARNS (1888-1965)
Le critique
Suivre ainsi l'œuvre poétique dans son déroulement chronologique, c'est en rendre compte de façon très arbitraire. En effet, Eliot n'a jamais cessé de porter sur ses propres poèmes le regard critique qu'il projetait sur toute œuvre littéraire soumise à son jugement. Il s'est défini lui-même comme un artisan de la poésie (a practitioner) et, comme un artisan cherche toujours à améliorer les techniques de son métier, le poète a, parallèlement et toute sa vie, mené les deux activités, créatrice et critique. Elles sont indissociables.
Il se range ainsi dans la lignée des grands critiques anglais qui ont aussi été des poètes (Ben Jonson, Dryden, Samuel Johnson, Coleridge, Matthew Arnold – et Paul Valéry en France), le critique aidant le poète à prendre mieux conscience de son art, le poète offrant au critique des sujets de méditation. Quelques essais célèbres écrits au début de sa carrière ont ainsi défini la fonction de la critique, la nature de l'œuvre littéraire, le sens et le rôle de la poésie dans les perspectives diverses d'une société civilisée et ont assigné au critique des devoirs essentiels.
D'abord, celui d'objectivité. Eliot répudie, non sans humour, la critique subjectiviste qui n'est que propagande et parodie. Il ne s'agit pas « d'ériger en lois ses impressions personnelles » (Remy de Gourmont) avant que l'effort d'explication, d'élucidation, de justification nécessaire ait fait état des éléments indispensables à l'énoncé d'un jugement de valeur, lequel ne peut être qu'une proposition mise sous les yeux du lecteur. C'est donc l'effort d'analyse dans l'humilité, l'effacement de soi qui est essentiel. Il faut, à chaque instant, se contraindre à vaincre ses goûts ou ses répulsions et, replaçant l'œuvre à expliciter dans la vaste perspective de la création littéraire, par une rigoureuse collaboration de l'intelligence et de la sensibilité, parvenir à structurer une attitude envers elle qui tiendrait compte de l'acquis et de la nouveauté.
Les premiers essais (Tradition and the Individual Talent, 1919 ; The Function of Criticism, 1923 ; Rhetoric and Poetic Drama, 1924), exposant sa doctrine, eurent un retentissement considérable. Ils s'inscrivaient d'ailleurs dans le contexte d'un renouveau de la critique amorcé à l'université de Cambridge par I. A. Richards ou F. R. Leavis qui, à leur façon, voulaient donner à la littérature sa place formatrice dans l'éducation. Puis vinrent les analyses pareillement écoutées des dramaturges élisabéthains et jacobéens, et des poètes dits « métaphysiques ». Eliot, dans son style quasiment neutre, mais d'une rigueur scrupuleuse, y définit sa doctrine du « corrélatif objectif » et de la « dissociation de la sensibilité », fatale selon lui à la poésie anglaise. Entendez, d'une part, la substance concrète d'une expérience sur quoi va s'édifier le symbole qui la métamorphose en œuvre d'art, d'autre part, l'alliance intime de la pensée et de l'émotion qui est l'apanage des grands poètes jacobéens. « Pour Donne, une pensée était une expérience : elle modifiait sa sensibilité. » L'expérience poétique rend indissoluble l'alliance du substrat concret et du concept abstrait qui en émane. Le poète Andrew Marvell peut bien parler d'une « pensée verte » pour exprimer la fusion intime de son émotion avec le verdoyant jardin qui la fait naître.
Cependant, Eliot donne à sa pensée critique une extension ambitieuse par sa diversité (ses essais sur Dante et sur Virgile sont parmi les meilleurs qui aient été écrits) mais aussi par l'éminence du rôle qu'il assigne à la critique. Par-delà l'œuvre littéraire, c'est une histoire du goût à laquelle il pense,[...]
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Écrit par
- Henri FLUCHÈRE : doyen honoraire de la faculté des lettres et sciences humaines d'Aix-en-Provence
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Médias
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