ELIOT THOMAS STEARNS (1888-1965)
Le dramaturge
Les poèmes d'Eliot sont des monologues « dramatiques ». Le protagoniste y dialogue parfois, il s'objective, en tout cas, comme un personnage de théâtre. Le prodigieux phénomène du théâtre élisabéthain et jacobéen (Shakespeare et quelques autres) avait, à l'évidence, montré que la poésie était inséparable de ce théâtre-là et que « drame poétique » n'était pas une formule vaine. Or cette heureuse alliance ne s'était plus retrouvée sur la scène depuis la fermeture des théâtres en 1642. Le drame « romantique » n'avait pas réussi à la ressusciter.
La fréquentation de Shakespeare et de ses contemporains, la conscience qu'il avait du rôle culturel de la poésie dans la société moderne, un certain goût aussi pour une expérience difficile à réussir, toutes ces raisons ont peut-être poussé Eliot à essayer de remettre la poésie sur scène. Si l'expérience réussissait, un vaste public pouvait ainsi reprendre contact avec un univers poétique oblitéré par la vie moderne.
Le personnage de Sweeney servit de point de départ, peut-être un peu factice, certainement pittoresque et très « contemporain » à l'expérience. Sur des rythmes de jazz syncopés, la brutale esquisse d'un drame sordide prend forme segmentaire et allure de « canular ». Cette farce tragique n'est que le prolongement – disons les retombées – des épisodes désabusés du Waste Land situés dans la vie moderne. Sweeney Agonistes est pourtant un avant-goût des conflits qu'illustreront les pièces à venir, avec, au centre, les thèmes de la culpabilité et de la frustration, et l'exégèse, encore balbutiante, des servitudes de l'amour.
Puis, quand a sonné l'heure du retour de la foi, c'est à Eliot que l'Église (anglicane) s'adresse pour la confection d'un pageant (récitatif lyrique accompagnant un spectacle visuel grandiose), et il écrit les « chœurs » du Rock pour aider à la reconstruction (ou construction) des églises dans le diocèse de Londres. Ces pièces lyriques se retrouvent dans la collection des Poèmes, où elles font figure d'exercices de poésie religieuse à des fins de propagande. Non sans grandeur.
Avec Meurtre dans la cathédrale (1935), c'est un pas de géant qu'il fait vers l'expression dramatique, même si, avec le recul du temps et peut-être le changement de climat spirituel, ce drame peut se révéler trop simple dans son conflit tragique, trop engoncé de rituel, trop rigide dans sa rhétorique pour ne pas paraître, malgré sa grande beauté, un peu suranné. C'est pourtant le drame d'un héros aux prises avec sa conscience autant qu'avec le monde extérieur, et qui, à un moment donné de sa courbe tragique, doit prendre une décision qui engage sa vie et sa mort. Il est vrai que cette recherche de la pureté, de la chose à faire pour les vraies et bonnes raisons, est un acte héroïque dont la justification a ses racines dans le dogme de la communion des saints et du don de soi à un dieu de souffrance et d'amour.
Ce thème de la chose à faire à un moment décisif se retrouve dans toutes les autres pièces : un choix d'où dépend le salut de l'âme, celui de Henry dans La Réunion de famille (1939), de Celia dans La Cocktail Party (1950), de Colby dans Le Secrétaire particulier (1954), et même de lord Claverton dans Fin de carrière (The Elder Statesman, 1959), la dernière pièce d'Eliot. Il y a, au centre de toutes ces « comédies » de la vie contemporaine – Eliot ayant délaissé la légende ou l'histoire pour avoir un contact plus direct avec son public –, une expérience tragique, une erreur, un oubli criminel, ou même un crime réel, mais secret, sur lesquels pleine lumière est projetée dans la conscience du protagoniste et dont il faudra bien se purifier, quel que soit le prix à payer. Si la [...]
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Écrit par
- Henri FLUCHÈRE : doyen honoraire de la faculté des lettres et sciences humaines d'Aix-en-Provence
Classification
Médias
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