TILL L'ESPIÈGLE (XVe s.)
À l'origine des nombreuses versions de Till Eulenspiegel, on trouve un personnage historique, attesté en Basse-Saxe au xive siècle et mort de la peste à Mölln en 1350. Les anecdotes que transmet à son sujet la tradition orale sont recueillies un siècle après sa mort à Brunswick et constituent un premier ensemble de quarante-six histoires, rédigé en bas allemand et imprimé à Lübeck vers 1478 ; une autre édition, augmentée de moitié, paraît en 1500 ; toutes deux sont perdues ; mais la seconde a servi de base à une traduction en haut allemand, attribuée sans preuve à Murner et publiée en 1515 à Strasbourg chez Johann Grieninger ; l'unique exemplaire connu de cette édition est détenu par le British Museum. En 1519, nouvelle édition illustrée, toujours chez Grieninger. L'œuvre connaît une éclipse passagère jusqu'en 1532 (édition dite d'Erfurt), puis elle est très fréquemment réimprimée durant tout le xvie siècle.
Le nom d'Eulenspiegel (en bas allemand Ulenspegel, dont le français a tiré l'adjectif « espiègle ») a donné lieu à plusieurs interprétations ; la plus courante correspond au frontispice de l'édition de 1515 : Till brandit un miroir (Spiegel) de la main gauche, tandis qu'une chouette (Eule) est perchée sur sa main droite ; le fripon semble ainsi vouloir offrir au monde son image, et son apparente folie serait le déguisement d'une sagesse. Plus prosaïquement, un philologue du xixe siècle a vu dans Eulenspiegel la contraction de Ul den Spiegel et traduit verre podicem. Le dictionnaire de Kluge s'en tient à cette interprétation.
Toujours est-il que l'œuvre se rattache au genre du roman burlesque dont le succès s'affirme en Europe au xvie siècle et qui veut en finir avec le didactisme en littérature et apporter au public la détente dont il a besoin pour son équilibre (cf. les recueils du curé Amis et du curé Kalenberg, les Facetiæ de Bebel en Allemagne, les Franches repues (attribuées faussement à Villon en France), le recueil du Pogge publié à Rome en 1470). Mais Eulenspiegel dépasse le niveau de la farce : l'auteur se livre à une critique des artisans, des citadins, du clergé, des souverains et des universitaires de l'époque ; c'est la revanche du paysan gaussé et méprisé, du pauvre sur les riches ; mais, comme le fripon prend aussi pour cible les paysans, on ne peut s'en tenir à cette interprétation. L'ouvrage proclame plus généralement le triomphe de l'esprit de liberté sur l'ordre établi, de l'individu marginal sur la société, de l'errant sur les sédentaires, de l'aventurier oisif sur le travailleur rivé à sa tâche. Bref, le fripon est un pícaro avant la lettre. Il est l'anticonformiste qui, pour railler la folie des hommes, se cache sous le masque de la folie, se grise de mouvement, joue de sa mobilité, de son agilité et de sa verve pour ébranler les certitudes et les structures, sème le désordre, bouscule le langage. Il incarne la fantaisie et la vie dans un monde menacé par l'inertie et le rationalisme simpliste. Certes, on n'a pas encore affaire à un roman au sens moderne du terme, mais les anecdotes ne sont pas simplement juxtaposées ; elles forment des séquences cohérentes ; le héros n'est pas encore un caractère, mais il est déjà plus qu'un type. Il est le moteur et la condition de l'action. Sa présence permet un retournement des valeurs. La religion n'échappe pas à cette remise en question ; pourtant, ce qui pourrait être sacrilège reste parodie et jeu ; ce n'est qu'à la fin qu'on passe à l'impiété et au sarcasme véritables, et qu'Eulenspiegel devient un génie du Mal. Au moment où l'Allemagne tend, du fait de son développement économique, vers une organisation plus ferme, Eulenspiegel se pose en ennemi déclaré de l'ordre et des structures.[...]
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Écrit par
- Pierre SERVANT : agrégé de l'Université, maître assistant à l'université de Lille-III
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