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TITUS ANDRONICUS (mise en scène L. Hemleb)

Depuis le xviiie siècle et Samuel Johnson, qui pensait que le grand Shakespeare ne pouvait s'être rendu coupable de cette tragédie vraiment trop sanglante, l'aversion pour La Très Lamentable Histoire de Titus Andronicus a longtemps marqué la critique. T. S. Eliot jugeait « Titus Andronicus une des pièces les plus stupides que l'on ait jamais écrite » (Selected Essays, 1917-1932). Horreur de l'horreur donc, et rejet d'un supposé Grand Guignol. Or, depuis que le théâtre et le cinéma se penchent sur la représentation du crime atroce et puisent dans le répertoire des devanciers, Eschyle, Sénèque, Tourneur, Marlowe, enfin Shakespeare et Titus Andronicus, réapparaissent sur les scènes européennes. On a ainsi pu voir en janvier 2004 la tragédie cruelle de Shakespeare au théâtre de Gennevilliers, mise en scène par Lukas Hemleb.

Monter, de nos jours, cette pièce, pose une difficulté majeure : comment représenter de manière crédible les flots de sang et l'accumulation des scènes violentes, sans tomber dans l'excès risible ? Archaïque peut-être, supplice-spectacle en effet, Titus Andronicus accorde une large place à la vengeance, au viol, au cannibalisme repris des tragédies de Sénèque, et au personnage du More, Aaron (Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre). Dès les premières scènes, le discours et le débat s'effacent devant l'action, le combat et le meurtre. La douleur, presque sans fond, trouve à chaque épisode un moyen d'être plus forte pour celui qui l'endure : Titus Andronicus (Roland Bertin) assiste à l'assassinat-infanticide d'un premier fils, apprend le viol et la mutilation de sa fille, subit l'exil d'un autre fils, et doit se couper la main sans parvenir à éviter la décapitation de ses derniers rejetons. Mais à l'occasion de ces actes barbares, ni Tamora (Anne Alvaro), la reine des Goths, ni le More Aaron, ni Titus ne se contentent de traduire leurs paroles en actes. Ils en profitent pour ornementer leur geste en détournant la signification des mots en lesquels il était possible de croire. Lorsque Titus exécute enfin sa vengeance qui consiste à faire manger à Tamora ses enfants, il cuisine et présente aux convives un mets raffiné...

La tragédie, ce faisant, illustre et développe la littéralité scénique : Saturnius (consul et mari de Tamora, Pascal Bongard) et Tamora dévorent bien « scéniquement » Démétrius et Chiron, les fils de Tamora (Gaël Chaillat et Laurent Charpentier), et ils apprécient le plat. Aaron, personnage violent et apôtre du Mal, est encore une fois le More cruel, le personnage barbare qui crucifie le Romain ; mais aussi un criminel sanglant, un athée qui dit une vérité, littéralement, scandaleuse, et un « étalon » libidineux, fort prisé par une reine assoiffée de volupté, qui engendre un bâtard pour lequel il éprouve une affection paternelle indéniable, au point de se sacrifier pour que son enfant noir et royal échappe à la mort. On est en droit de déclarer, en assistant à cette tragédie qui ne peut être véritablement résumée, que le propre de la création artistique est simultanément une représentation de la barbarie, une ornementation de la perversité des signes et une figuration du chaos.

Lukas Hemleb, au théâtre de Gennevilliers, a relevé le défi que lance cette pièce, en mettant en œuvre la réalité de la souffrance infligée par la scène à celui qui la regarde. Le corps politique, le corps social, le corps sexué, le corps saignant des personnages apparaissent comme symbole de la souffrance universelle. Dès lors, à partir du moment où la représentation littérale de la violence est prise au sérieux, il devient possible de la penser, de l'interpréter, de l'universaliser, et aussi de l'actualiser dans une référence à notre présent. On verra donc, lors du festin final, les personnages en vêtements contemporains réglant, comme des[...]

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Écrit par

  • : professeur d'histoire et d'esthétique du théâtre à l'université de Paris-X-Nanterre

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