SMOLLETT TOBIAS GEORGE (1721-1771)
La destinée de Smollett, né dans les brumes d'Écosse et mort au soleil de la Méditerranée, ressortit encore plus étroitement que celle de son rival Fielding à l'univers picaresque. On y retrouve, programmé dès l'enfance, le thème de l'orphelin de bonne famille livré à la charité d'un tuteur, rudoyé par ses maîtres, jalousé par les domestiques et obligé très tôt de se débrouiller dans le monde. Au contact des gens, l'ingénuité, la candeur se dissipent, les instincts généreux tournent à l'aigre, le regard s'offusque d'un voile jaune. Le jeune homme voyage à travers la vie, sur les routes de la terre et de l'océan, amassant, à défaut de mousse, beaucoup d'expérience ; et cette expérience se teinte de plus en plus d'amertume à mesure qu'il avance en âge.
L'aventure de Smollett se résume par un mot : grief. L'écrivain en a voulu aux gens du Sud qui se moquaient de son accent, aux mécènes qui le laissaient moisir dans leurs antichambres, aux directeurs de théâtre qui l'abreuvaient de bonnes paroles. Le médecin n'a jamais pardonné aux malades qui le boudaient, aux confrères qui lui faisaient concurrence, aux apothicaires qui broyaient mal ses médicaments. Le touriste en Provence et sur la côte tyrrhénienne inaugure la lignée des « milords » fondateurs de promenades, mécontents de la chère et du gîte, luttant contre les punaises et les aubergistes, cahotés sur les routes poudreuses, sollicités par des filles sans joie. Mais tous ces mouvements de bile sont d'un excellent homme, doué d'esprit critique et d'un sens aigu de l'observation, qui transmue souvent ses humeurs en humour. Et l'évolution de l'artiste vers une sorte de libéralisme acariâtre, de misanthropie à visage humain culminera dans le personnage de Mathew Bramble, sa dernière création romanesque.
Une vie picaresque
Né dans le Dunbartonshire d'une famille de squires d'origine normande, Tobias George Smollett, confié jeune à la garde d'un aïeul distant et autoritaire, ne connut pas une enfance très heureuse. De solides études classiques à Dunbarton et Glasgow l'en consoleront. En 1739, il s'en va chercher fortune en Angleterre. Dans sa poche, une lettre de recommandation pour le secrétaire d'État aux Affaires écossaises et le manuscrit du Régicide. Il ne recueille à Londres que de bonnes paroles. Alors il passe le brevet de barbier-chirurgien et s'embarque comme aide sur un navire de guerre en 1740. Il participe à l'expédition des Antilles qui se solda par un fiasco pour l'escadre anglaise. À la Jamaïque, il rencontre la jolie Ann Lascelle, héritière de nègres et de canne à sucre, qu'il épousera. De retour en métropole, il pratique la médecine sans grand succès. Heureusement, sa femme a des rentes ! Il reprend ses activités littéraires. Les Tears of Scotland (1746) lui sont inspirés par les malheurs de sa terre natale au lendemain de la bataille où s'acheva l'équipée du prince Charles. Les Adventures of Roderick Random (1748) transposèrent deux ans plus tard ses propres aventures, avec un luxe de détails cliniques. C'est sa première grande œuvre romanesque. Après un voyage à Paris avec sa famille, où il rencontre Marc Akenside et d'autres Écossais en exil, il publie en 1751 les Adventures of Peregrine Pickle, longue improvisation satirique et réaliste. Parallèlement il s'adonne à des recherches politiques et historiques assez lucratives pour le compte d'éditeurs de la place. Il assume la rédaction de diverses revues, dont la Critical Review et le British Magazine. C'est pour faire face à ses multiples obligations qu'il fonde à ce moment l'usine littéraire si bien décrite dans Humphrey Clinker, où d'obscurs griffonneurs logés et nourris par ses soins compilent pour[...]
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Écrit par
- Alexandre MAUROCORDATO : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Nantes
Classification
Autres références
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ANGLAIS (ART ET CULTURE) - Littérature
- Écrit par Elisabeth ANGEL-PEREZ , Jacques DARRAS , Jean GATTÉGNO , Vanessa GUIGNERY , Christine JORDIS , Ann LECERCLE et Mario PRAZ
- 28 170 mots
- 30 médias
...fait penser à la rhétorique sentimentale des scènes domestiques de Greuze. Fielding s'inspirait de Cervantès et des tableaux de William Hogarth. Tobias Smollett (1721-1771) se situe encore davantage dans la tradition picaresque, mais ce sont surtout Laurence Sterne et Jane Austen qui représentèrent les...