SMOLLETT TOBIAS GEORGE (1721-1771)
Portrait littéraire
S'il est un homme de lettres auquel s'appliquent encore les catégories de la critique traditionnelle, c'est bien Tobias Smollett. Les distinctions entre la vie et l'œuvre, le style et les idées restituent pleinement sa physionomie. Le plus obscur de son œuvre relève de la compilation hâtive, à la lueur des chandelles, sous les combles, de travaux destinés à des éditeurs-vampires dont il devint à la longue lui-même un sous-traitant. Le plus clair exprime la hargne et les désillusions d'un professionnel de l'exil. On a longtemps taxé le romancier de cruauté gratuite, de grossièreté systématique. Sans doute trempe-t-il parfois sa plume dans le venin, sinon pire. Il s'intéresse aux aspects les plus sordides, il fouille les recoins les moins appétissants de la nature humaine. Dans Humphrey Clinker, le médecin consultant de Hot Wells disserte longuement sur la pollution et les matières fécales. Nul n'oubliera non plus cette descente avec Roderick, clystère à la main, dans l'entrepont de la frégate ; ou la scène où le commandant fait monter au grand mât, en le traitant de tire-au-flanc, un malheureux chargé d'une monstrueuse ascité, ou hydropisie, qui avait envahi sa poitrine au point qu'il pouvait à peine respirer : il lâchera prise dans les agrès et tombera comme un paquet à la mer. Rien de plus moderne, au fond, que cette qualité d'humour noir, de révolte supérieure de l'esprit devant l'hypocrisie officielle, l'inhumanité des institutions humaines. Avec quelle verve Smollett nous rapporte l'expérience pygmalionienne de Peregrine Pickle qui a lancé dans le grand monde, vêtue de beaux atours, une fille achetée à des bohémiens. La supercherie prend. La belle étrangère est fêtée, adulée, jusqu'au jour où dans un salon elle est accusée d'aider sa chance aux cartes. L'insinuation « ouvrit avec fracas les vannes de sa loquacité naturelle, déclencha les appellations de g... et de p... ». La jeune femme s'éloigne en claquant les doigts et en invitant la compagnie, dans les termes les plus crus, à embrasser la partie la plus charnue de son anatomie.
On a prétendu que Smollett, maître de la caricature et mécanicien des humeurs, n'avait pas su donner à ses créatures la même chaleur humaine que Henry Fielding aux siennes. Mais un lieutenant Lismahago, un commodore Trunnion ne le cèdent en rien au pasteur Trulliber ou au squire Western, encore que la charge soit un peu plus poussée, les contrastes plus appuyés. Mathew Bramble vaut bien le révérend Adams. Très hospitalier, le cœur sur la main, il répond aux mêmes critères de distanciation et de familiarité. Courageux, indépendant, atrabilaire, il dit son fait aux gens, quitte à le regretter par la suite. Il est animé de la même curiosité intellectuelle, nourri des mêmes nourritures éclectiques que son créateur, s'intéressant aux problèmes d'hygiène, d'environnement, d'urbanisation, dénonçant l'absentéisme des châtelains auxquels il prêche les vertus de la physiocratie. Ses relations avec sa sœur, qui n'a point sa pareille chez Fielding, sont montées avec virtuosité. Par la caricature, Smollett nous démontre à travers son double, Mathew Bramble, qu'il est capable d'atteindre à la même profondeur morale, à la même vigueur psychologique que Fielding ou Sterne. Le rationaliste écossais, le malade plus ou moins imaginaire et l'éternel carabin s'unissent en Bramble, comme en Smollett, pour nous amuser, nous instruire et nous émouvoir.
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Écrit par
- Alexandre MAUROCORDATO : professeur à la faculté des lettres et sciences humaines de Nantes
Classification
Autres références
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ANGLAIS (ART ET CULTURE) - Littérature
- Écrit par Elisabeth ANGEL-PEREZ , Jacques DARRAS , Jean GATTÉGNO , Vanessa GUIGNERY , Christine JORDIS , Ann LECERCLE et Mario PRAZ
- 28 170 mots
- 30 médias
...fait penser à la rhétorique sentimentale des scènes domestiques de Greuze. Fielding s'inspirait de Cervantès et des tableaux de William Hogarth. Tobias Smollett (1721-1771) se situe encore davantage dans la tradition picaresque, mais ce sont surtout Laurence Sterne et Jane Austen qui représentèrent les...