TOKUDA SHŪSEI (1871-1943)
Tokuda Shūsei commence à être connu en Occident. Mieux que nul autre, il sut fixer dans ses romans la transformation que connut la société du Japon moderne. Il ne prête guère d'importance aux « événements historiques ». Il observe les gens de peu, il s'attache au détail. Il capte la vie populaire sous toutes ses formes et restitue les bouleversements de ce demi-siècle jusque dans leurs répercussions les plus lointaines. Nulle fresque grandiose, nulle prétention idéologique. Chacune de ses évocations semble sortir du plus profond de sa mémoire. Le récit progresse selon un mouvement capricieux, par une suite d'approximations. Plus son objet est banal, plus le regard devient attentif. La simplicité et le dépouillement masquent les recherches d'un homme qui ne voulut vivre que pour la pratique de son art.
Le désordre de la vie
La démarche de l'écrivain demeura longtemps incertaine. À l'en croire, il aurait résolu de se consacrer à la littérature en 1891, l'année où mourut son père. Rêve d'un jeune provincial qui dévore tout ce qui lui tombe sous la main, les nouveautés, les œuvres de l'époque d'Edo ou les réimpressions des classiques chinois ? Décision définitive ? Ce projet, en tout cas, lui parut le seul moyen de sauvegarder son indépendance. Il sortait d'une enfance malheureuse. La famille de guerriers où il était né avait été ruinée dès le début de l'ère Meiji.
En 1892, Tokuda Shūsei interrompt ses études à Kanazawa, où il était né, part pour la capitale, rend visite à des romanciers, à des critiques célèbres, qui le renvoient. Il regagne sa ville natale, fait ses premières armes dans la presse, pour reprendre aussitôt la vie errante. Il travaille dans une insignifiante feuille de province, échoue de nouveau dans la capitale. Admis parmi les disciples d'Ozaki Kōyō, il finit par entrer au journalYomiuri. Un roman-feuilleton, Kumo no yukuhe (1900, Où vont les nuages), le fait connaître. Dans des revues, il publiera Shunkō (1902, Lumière de printemps), Zenfujin (1904, Sa Première Femme). Entre-temps, une maladie, un échec sentimental réveillent en lui le désespoir.
Les années comprises entre les deux guerres que le Japon mena contre la Chine et la Russie coïncident avec la période de silence qu'observeront quelques-uns des plus grands écrivains de Meiji : Futabatei Shimei, Mori Ōgai, Natsume Sōseki. L'ordre de la société change de façon brutale, et c'est dans ce tourbillon de l'innovation et de la destruction que se crée la langue écrite du Japon moderne. Elle seule permettra la naissance d'un nouvel art de la prose. Le mot shizenshugi (naturalisme) revient souvent sous la plume des romanciers et des critiques. Tokuda Shūsei se tient à l'écart des discussions théoriques. Il ne cherche pas à s'imposer.
En 1908, il écrit Arajotai (Un jeune ménage) et en 1910 paraît, dans le Yomiuri, Ashiato (Traces). On salue en lui l'un des maîtres de l'école naturaliste. Mais dans ces œuvres ne se retrouvent ni la détermination de Shimazaki Tōson engageant un combat solitaire contre la société qui l'entoure, ni le goût de la provocation, les effusions sentimentales qui firent souvent l'originalité de Tayama Katai. Shūsei s'attache à des personnages insignifiants, habitants de la grande ville ou de la campagne dont l'existence est mal assurée et qui forment à travers le pays une masse mouvante, instable. Un couple se désunit, se reforme, tandis qu'une jeune femme de leur connaissance rompt avec son passé et disparaît. Une famille paysanne se disperse et la fille connaîtra à son tour l'échec. Shūsei relate des destins sans grandeur, la modification et la dégradation involontaire des caractères au gré des circonstances. Dans Kabi (1912, Moisissure), il représente d'une manière semblable sa propre vie[...]
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Écrit par
- Jean-Jacques ORIGAS : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales de l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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