TOKUDA SHŪSEI (1871-1943)
Les masques et les visages
Dès ses débuts, Shūsei n'avait cessé de composer des nouvelles. À partir de 1917, il accorde à ce genre une importance privilégiée, car il se voit contraint, dorénavant, de travailler comme auteur professionnel et il produira plus d'une trentaine de romans-feuilletons. Il veille à séparer cette activité et sa création personnelle : il retrouve sa liberté dans l'art de l'esquisse. Ainsi se succèdent, parmi beaucoup d'autres, Giseisha (1916, La Victime), Aru baishōfu no hanashi (Histoire d'une prostituée), Aojiroki tsuki (1920, Lune blême), Kanshōteki no koto (1921, Affaire de sentiment). Puis il évoquera les incidents de la vie quotidienne, le cercle de la famille, le rythme des jours : Sōwa (Épisode), Kami (1924, Les Cheveux), Taoreta kabin (1925, Le Vase renversé)... Son style se fige. Lui-même semble avoir conscience de l'impasse dans laquelle il s'était engagé.
Sa femme meurt en 1926. Quelques semaines plus tard, sa vie prend un tour romanesque. Il se lie avec une jeune provinciale qui venait de se séparer de son mari et rêvait de réussir dans les milieux littéraires. Shūsei n'est point dupe, mais il se livre tout entier. De nombreux incidents défraieront la chronique. Pour sa part, il rédige au fil des mois quelque trente « histoires de Junko », qui relatent divers épisodes de cette liaison – le cœur et les nerfs à vif : Futari no byōnin (Deux Malades), Haru kitaru (Le printemps vient), Ichiya (1927, Une nuit), Wakare (Séparation), Shitsū (1928, Rage de dents). Puis il garde le silence.
Son entêtement et son goût de la vie l'emporteront une fois encore. Il publie quelques récits brefs, au rythme insolite, vif et allègre, cyniques ou poignants : Machi no odoriba (1933, Le Bal de la ville), Tabinikki (1935, Journal de voyage). Lorsqu'il recouvre son équilibre, il entreprend d'établir une relation complète de ces événements vieux bientôt de dix ans : Kasō jinbutsu (Personnages masqués) commence à paraître en 1935. Il ne se soucie ni de justifier ni de condamner. Mais, avec une netteté inaccoutumée, il montre comment une vie peut se dérégler jusqu'à perdre consistance, comment chacun au gré des situations se trouve tenté, puis contraint de jouer la comédie. Alors réapparaît son acuité première. À l'égard d'autrui comme envers lui-même, il observe une égale distance. Et comment nommer la douceur qui empreint maintenant son regard ? Dans cette œuvre strictement personnelle, il donnait une description, fragmentaire mais minutieuse, de la ville qu'était devenue Tōkyō. Il ne s'enferme pas dans le détachement. Il se sent solidaire de tous ceux qu'il croise, gens de basse condition ou de situation instable et qu'il n'avait cessé de représenter.
Alors que chaque année apporte de nouvelles menaces, une intimité s'établit entre lui et le monde qui l'entoure. Elle baigne ses derniers récits : Senji fūkei (Paysage de guerre), Noramono (1937, Le Fainéant), Seisan (1938, Bilan), et sa dernière grande œuvre romanesque, Shukuzu (Échelle réduite). L'homme qui en constitue le personnage principal s'efface au profit des figures féminines. Des êtres longtemps séparés se rapprochent, se réconcilient. La langue a perdu de son âpreté. Dans les méandres des phrases souvent longues, l'écrivain exprime d'une manière immédiate ses refus, sa tendresse, sa sympathie. Commencée en juin 1941, la publication fut interrompue sur une intervention de la censure. Le roman demeura inachevé et la maladie emporte Shūsei à Tōkyō deux ans plus tard. La guerre battait encore son plein.
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Écrit par
- Jean-Jacques ORIGAS : ancien élève de l'École normale supérieure, professeur à l'Institut national des langues et civilisations orientales de l'université de Paris-III-Sorbonne nouvelle
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