TOLÉRANCE
Article modifié le
Si l'on groupe sous le nom de tolérance un ensemble complexe de conduites qui comportent simultanément une appréciation négative d'une situation ou d'une démarche et la suspension de la répression de ce qui est jugé mal, on s'en forme une notion suffisante pour la vie de tous les jours. Dans les sociétés pluralistes du xxe siècle, suspendre les conséquences d'une évaluation défavorable passe aisément pour une sorte de vertu. Bizarre vertu qui, sans même tenter une transmutation axiologique, prend la défense de ce qui est reconnu en même temps comme une erreur ou comme un vice ! Si le bien consiste à protéger le mal, à le supporter, à collaborer avec lui, n'y a-t-il pas quelque part contradiction ou lâcheté ? On répondra que la tolérance met en jeu deux sources d'évaluation. Par exemple, la morale, en général, condamne l'adultère ; or l'adultère est à ce point répandu que le poursuivre ou seulement le réprouver ouvertement entraînerait dans la vie courante d'interminables conflits et interdirait beaucoup d'échanges ; on s'abstiendra donc, en fait, du moindre jugement, même si cette abstention affaiblit le précepte ou en favorise la transgression. Tout se passe comme si l'on admettait, à côté d'une raison morale, une raison sociale. Ni Alceste ni Kant ne seraient d'accord.
On va donc être amené à limiter le scandale en le soumettant à des conditions strictes, même si elles sont rarement énoncées. On admettra la tolérance dans des domaines où les enjeux d'une dispute sont très grands et où le désaccord peut paraître secondaire. À la fin du xvie siècle, l'enjeu était la poursuite ou l'arrêt des massacres, le désaccord dogmatique ne semblait pas secondaire. De là une tolérance boiteuse. Il faut nécessairement ou bien affadir le principe ou bien mépriser l'autre puisqu'on consent à le laisser dans l'erreur.
La tolérance, toute souhaitable qu'elle paraisse, s'inscrit dans une notion contradictoire. Il est bien difficile de croire que nous puissions en avoir une idée si nous donnons à ce mot sa pleine force : essence immédiatement saisissable par l'intuition. Il n'est même pas certain que l'on puisse en former à bon droit un concept si par concept on entend une représentation univoque, susceptible d'être figurée par une définition exhaustive. On doit tout de même s'y efforcer. Pour cela, la manière dont se pose le problème engage à l'aborder par la mise en œuvre sociale de la tolérance et à n'en venir qu'ensuite à spéculer.
La tolérance : remède ou masque de la haine
Un rapide examen des faits historiques conduit à des remarques désolantes. Quelle que soit la bonne foi des acteurs, les tentatives pour faire accepter les différences de l'autre n'effacent pas l'agressivité ; elles en déplacent quelquefois l'objet, mais bien souvent en l'exaltant. Les contradictions de la notion se retrouvent dans les démarches et les événements. Cela incite plus à suivre le pessimisme d'une psychologie des profondeurs qu'un rationalisme béat.
La prétendue tolérance des Romains
À lire certains historiens du xixe siècle, il semblerait que les Romains eussent pratiqué spontanément la plus aimable tolérance. Vertu tout à fait inconsciente alors, puisque le latin ne contient aucun mot qui traduise le nôtre : tolerantia n'indique que l'aptitude à supporter des désagréments corporels et Cicéron nous exhorte tout juste à souffrir les taquineries et les défauts de notre entourage par patientia. Louange inattendue à l'égard d'un peuple qui, de 70 à 313, a persécuté les chrétiens avant de se convertir, de tuer Hypatie et d'exiler Damaskios. Alors quel contenu attribuer à leur « tolérance » ? Avant tout deux choses : les Romains ne se préoccupaient pas de métaphysique et ils accueillaient volontiers les divinités étrangères. Le premier point est vrai : toute tentative de pénétrer l'absolu soit par le discours, soit par la mystique était rejetée comme superstitio ; le second est vrai aussi : le laraire de Julia Domna comptait plus d'effigies que l'album d'un philatéliste. Seulement, l'indifférence parfois ricanante des Romains ne les préservait pas de trembler à l'approche imaginée d'un numineux impur et de s'en préserver en multipliant les rites civiques et les rites propitiatoires, en multipliant aussi les dieux auxquels sacrifier. Malheur à ceux qui ne sacrifiaient pas avec la masse ! On n'arrange rien en relevant qu'il n'y eut de persécutions systématiques que celles de Trajan Dèce et de Galère, en expliquant les martyres de Pothin, d'Irénée, de Blandine, par des mouvements populaires locaux : l' intolérance ne provenait donc pas d'une décision politique transitoire, elle était ancrée dans le cœur du peuple.
Comment des historiens intelligents, sérieux, bien informés, armés de méthodes affinées ont-ils pu s'abandonner à ces calembredaines anachroniques ? Comment Renan a-t-il pu voir un doux ami de la raison en Marc Aurèle, crédule, opiniâtre et entiché de sorcellerie ? La réponse est aisée : très hostiles à l'exclusivisme chrétien qu'ils taxent d'intolérance, ces graves positivistes ont dissimulé leur propre intolérance derrière un fantôme de tolérance, dont le modèle n'a jamais eu aucune existence. Faute vénielle sans doute... sauf chez des savants. Que de fois la tolérance vécue renvoie-t-elle à des échos fantastiques de l'intolérance !
L'édit de tolérance
La tolérance ne joue vraiment le rôle d'une vertu que depuis le xvie siècle : il a fallu pour cela d'abord une cassure de la société religieuse telle que deux théologies ont été ressenties comme incompatibles ; ensuite, une croissance du pouvoir politique qui a fait que la conservation des États a pu paraître souhaitable, quelles que soient les divisions confessionnelles. L'association traditionnelle d'un principe religieux de coalescence et d'une organisation étatique conduit au principe cujus regio ejus religio dans des unités territoriales restreintes ; dans des unités plus vastes, où les Églises rivales se juxtaposaient, il a fallu l'abandonner pour mettre à la place un principe de coexistence.
La lassitude des combattants a changé le 13 avril 1598 en jour de victoire pour la tolérance. L'édit de Nantes figure en effet un succès des « politiques », c'est-à-dire de ceux qui plaçaient l'État au premier rang des valeurs. Premier à avoir eu des suites durables, l'édit de Nantes n'était cependant pas le premier en son genre. On ne peut donc pas attribuer à l'improvisation ni à l'impéritie des rédacteurs les défauts du document, charabia désordonné, répétitif, obscur. Il ne vise – on s'en persuade aisément à la lecture – qu'à rétablir la paix, sans assigner aucun contenu représentatif aux relations sociales rétablies. La tolérance s'y limite à une coexistence pacifique – ou plutôt non belligérante – entre des communautés éventuellement ennemies et – cela est prévu expressément – qui ne désarment pas. L'État demeure catholique romain, puisque c'est une loi fondamentale intangible que le monarque doit appartenir à l'orthodoxie. La liberté des cultes est établie, mais avec des restrictions (ainsi les protestants parisiens ne peuvent célébrer qu'à Charenton, ce qui peut n'être qu'une mesure d'ordre public), surtout, elle n'est pas immédiatement garantie par l'État, elle l'est par des abandons de souveraineté : les protestants disposaient d'une centaine de places fortes et ils ne pouvaient être jugés que par des tribunaux mi-parties !
On ne se scandaliserait que par anachronisme : l'édit de Nantes aurait pu être le début d'une paix formée de relations habituelles. Mais c'est une erreur que d'y voir l'esquisse d'une France dualiste : la collaboration de deux partis au Conseil, marquée par l'ascension de Sully, cessa dès l'assassinat d'Henri IV, sans doute devenu indifférent après six abjurations... L'application stricte de la loi qui exigeait partout le rétablissement du catholicisme explique la campagne de Louis XIII, en 1620 au Béarn, et implique au fond l'édit de Fontainebleau.
Tolérance et tolérantisme
Bossuet n'a pas conseillé la révocation de l'édit de Nantes. Au lendemain du 15 octobre 1685, il l'a faiblement approuvée. Dans son diocèse de Meaux, il l'a appliquée si mollement qu'il devint suspect aux yeux de certains évêques. Pourtant, il a énoncé très clairement les principes d'une intolérance fondamentale, par exemple dans la préface à l'Histoire des variations des Églises protestantes, où il s'affirme fièrement partial, ou dans le sixième des Avertissements aux protestants où il condamne moins la Réforme dans sa doctrine que comme source de tolérance, ou encore dans plusieurs mandements pastoraux. L'argumentation, éparse, joue sur le plan théorique : seule la vérité mérite le respect ; or la doctrine catholique est la vérité : elle seule mérite donc le respect. Sur le plan moral et pastoral, tout homme a été créé en vue du salut ; or la vérité catholique est seule salvatrice : on manquerait donc au devoir et à la charité en admettant l'hérésie ou l'incroyance. Sur le plan politique, enfin, l'unité de croyance est nécessaire à la cohésion de l'État. Cette position – qui n'exclut pas l'appel au bras séculier, même si Bossuet préférait la discussion – repose sur quelques axiomes cachés : 1. La vérité est unique ; 2. et elle est toujours ce qu'elle est (il n'y a pas de sens anagogique) ; 3. quelles que puissent être les fautes éventuelles, il n'y a pas de distance justifiable entre la connaissance et l'action.
Ces trois thèmes définissent un exotérisme radical et, sur le plan de l'exotérisme, on ne peut ni amoindrir ni détourner, sans contradiction, la position de Bossuet.
C'est ce qui confère un délicieux parfum de mauvaise foi au plaidoyer de Voltaire en faveur de la tolérance. Dans le Dictionnaire philosophique, il feint que la tolérance s'identifie à l'indulgence, ou à la patience avec laquelle nous supportons les incommodités apportées par autrui ! Et certains esprits religieux condamnent la tolérance comme s'il s'agissait du tolérantisme, qui est indifférence à la vérité. Seulement, si Voltaire joue sur les mots, son jeu est gagnant. La crise qui a suivi l'exode des protestants a fait pressentir une solidarité indépendante des croyances. Les polémiques théologiques qui n'en finissent pas, avec des à-côtés de mauvais goût, affaiblissent dans certains milieux l'adhésion religieuse.
Peut-être faudrait-il signaler aussi la croissance, au xviiie siècle, de la franc-maçonnerie. Mais la tolérance maçonnique offre un caractère ambigu. Dans Le Symbolisme maçonnique traditionnel (éd. A.B.I., Carqueiranne, 1976), Jean-Pierre Bayard la rattache tantôt aux nécessités du travail en équipe (p. 45), tantôt à la quête illimitée de la vérité (p. 55). Humanisme ou ésotérisme ? Il faut choisir.
Métamorphoses de la tolérance, masques de la violence
Au xixe siècle, la tolérance a partie gagnée, du moins si nous nous en tenons aux discours officiels. On s'étonne pourtant du flou de la notion, des uniformes variés qu'elle revêt pour commander des conduites toujours incertaines, des effets pervers sans cesse émergents. Après la promulgation des articles organiques, la pacification religieuse paraissait acquise. Le patriotisme révolutionnaire enseignait à vivre une vie sociale sans heurts : « O patrie ! O concorde entre les citoyens ! »
On s'étonne alors de la dureté, de la cruauté de certaines expériences, situations, conditions. Les institutions permettaient en principe la discussion et la négociation. Pourquoi, alors, tant d'émeutes et de révolutions ? Une société globale de plus en plus diversifiée et en même temps de plus en plus condamnée à la solidarité par l'expansion industrielle opte pour une idéologie de la tolérance. Idéologie de la douceur ou idéologie doucereuse ?
Le libéralisme impliquait-il l'attitude soupçonneuse des « gens bien » à l'égard des ouvriers volontiers regardés comme potentiellement ivrognes ou proches de la délinquance ? La laïcité est déjà adoptée par Jules Ferry comme une arme contre le christianisme : selon la doctrine de Comte, les religions monothéistes préparent l'avènement du positivisme. L'effet tardant et la foi s'émoussant, elle devient le nom d'une haine fanatique contre les « curés ». L'antiracisme – d'ailleurs mal nommé puisque l'intolérance qu'il combat vise moins les différences de race que les différences de culture – incite moins à la convivialité (« Asseyons-nous et prenons un verre ») qu'à combattre des « racistes » vrais ou supposés.
La tolérance ou plutôt les tolérances seraient-elles de toute manière à considérer comme les masques hypocrites d'une agressivité ? Ou plutôt l'incertitude sur la valeur, malgré son utilité contingente jamais démentie, ne sécuriserait-elle qu'insuffisamment contre les menaces de l'autre, contre la peur suscitée par la perte des rites coutumiers ?
Accédez à l'intégralité de nos articles
- Des contenus variés, complets et fiables
- Accessible sur tous les écrans
- Pas de publicité
Déjà abonné ? Se connecter
Écrit par
- Bernard GUILLEMAIN : professeur émérite à l'université de Rouen
Classification
Média
Autres références
-
ALLEMAGNE (Histoire) - Allemagne moderne et contemporaine
- Écrit par Michel EUDE et Alfred GROSSER
- 26 892 mots
- 39 médias
-
ANTISÉMITISME
- Écrit par Esther BENBASSA
- 12 236 mots
- 9 médias
À défaut de sympathie, Montesquieu invite néanmoins à la tolérance à l'égard des juifs dans les Lettres persanes (1721), ce qui ne l'empêche pas de manifester de l'hostilité tant à l'égard du Talmud que des rabbins. Dans L'Esprit des Lois (1748), il s'insurge contre... -
BACON chancelier FRANCIS (1560 ou 1561-1626)
- Écrit par Michèle LE DŒUFF
- 2 171 mots
- 1 média
Né à Londres dans une famille qui a déjà fourni à la Couronne anglaise quelques grands serviteurs mais qui n'appartient pas à la noblesse terrienne, Bacon fut élève de Trinity College (Cambridge) et étudia le droit à Gray's Inn (Londres). Il séjourna en France de 1576 à 1578 (ou 1579) auprès de l'ambassadeur...
-
BAPTISME
- Écrit par Jean SÉGUY
- 1 086 mots
...fortement sur la séparation des Églises et de l'État et sur la liberté de conviction, les baptistes ont joué un grand rôle dans l'histoire de l'idée de tolérance religieuse, spécialement aux États-Unis. Il faut souligner aussi leur contribution à la renaissance de l'esprit missionnaire dans le protestantisme,... - Afficher les 18 références
Voir aussi