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TOLÉRANCE

L'impossible concept de tolérance

La notion de tolérance sous tous ses déguisements paraît sans force et même sans consistance. Il faut donc essayer de la dépasser, d'en faire un concept, encore que le flou du point de départ soit d'un mauvais augure. Il est facile d'écarter certaines acceptions du terme, de toute évidence étrangères au présent propos : nous ne parlerons pas de la patience avec laquelle il nous arrive d'accepter une lésion à nos commodités légitimes ou à nos droits, encore moins de l'écart permis légalement à des mesures numériques fixées. Et la sympathie que je puis éprouver, par exemple, pour la pensée des soufis en tant qu'expression d'une vérité transcendante ne peut pas être appelée tolérance puisque, mes propres opinions ou conduites relativisées par référence à une instance plus haute, nous sortons du domaine exotérique. On appellera donc tolérance une ligne de conduite qui consiste à laisser à autrui la liberté d'exprimer des opinions que nous ne partageons pas et surtout de vivre conformément à des principes qui ne sont pas les nôtres. Goblot, dans son Vocabulaire philosophique, proposait une définition que loue Lalande : la tolérance consisterait « non à renoncer à ses convictions ou à s'abstenir de les manifester, de les défendre ou de les répandre, mais à s'interdire tous moyens violents, injurieux ou dolosifs ; en un mot, à proposer ses opinions sans chercher à les imposer ».

Un pareil énoncé semble à peu près privé de sens. D'une part, nous avons appris à discerner la violence sous les dehors les plus bénins ; d'autre part, nous ne saurions plus accepter cette scotomisation de styles de vie ou d'actions prescrites derrière des opinions. Un préjugé positiviste voulait que la morale, à la différence de la religion qui divisait, fût universelle. La religion, du reste, divisait de moins en moins. Mais la tolérance exigerait encore que le droit autorisât les résidents de tradition polygamique à contracter mariage avec plusieurs femmes. Il est douteux qu'une proposition de ce genre reçût bon accueil. On regardait obstinément derrière soi les luttes religieuses sans voir pointer les conflits de mœurs.

On est frappé de voir les habiles sinon se satisfaire de propositions inconsistantes, du moins passer outre et, faute d'une définition valide, aborder hâtivement le problème du fondement. Au milieu d'interjections pieuses et moralistes, se déploient des discours à peu près vains. Jacob, dans Devoirs (chap. ii), invoque la nécessité d'un consensus dans une société pluraliste et organique, ce qui traduit une contingence en style durkheimien, et affiche une sorte d'agnosticisme plus ou moins néo-kantien, ce qui supprime la question. Bastide (Traité de l'action morale, t. I, pp. 27-33) condamne le dogmatisme, conformément à l'inspiration du spiritualisme des années cinquante, pour qui la vie de l'esprit est par essence mobilité et novation, refuse pourtant d'appuyer la tolérance sur le scepticisme et laisse le problème s'évaporer. Enfin, il serait inutile de parler d'une réserve devant des intimités singulières, puisqu'il s'agit d'admettre ou non des traductions sociales et qu'en outre on commettrait une pétition de principe.

Plus stupéfiant encore le désarroi dont témoigne le célèbre Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande : les rédacteurs et l'aréopage constitué par la Société française de philosophie étalent les signes du parfait affolement. Un cinquième du texte est consacré aux questions de définition, quelques lignes seulement à l'élucidation du sens ; tout le reste de l'article est occupé par la critique. Comment comprendre qu'une aussi noble exigence soit désignée par un si vilain mot ? Par un terme qui stigmatise en même[...]

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