TOLÉRANCE
Une idée sans concept pour fonder la tolérance
Il n'y a pas d'idée de tolérance si par là on entend un concept susceptible d'une définition non contradictoire. Mais peut-être saura-t-on découvrir une idée d'un autre ordre, susceptible de fonder les diverses conduites enveloppées dans le flou de la notion. Une idée qui ressemblerait à celle, pascalienne, de la vérité, « invincible à tout le pyrrhonisme », mais sans que nous sachions exactement ce qu'elle désigne (et pourtant elle permet à Pascal, si enclin au dogmatisme, d'accepter le judaïsme de la kabbale, ou ce qu'il en connaît). C'est passer à l'ésotérisme, en éloignant la tradition scolaire de la philosophie. Une idée au-delà du concept peut être claire, elle ne peut jamais être distincte, c'est-à-dire présente à l'esprit avec tous ses éléments. Une certaine indistinction amènera des jugements indéterminés, malgré la prescription kantienne. Enfin, il sera interdit d'enclore le sens de l'action dans la maxime ; il faudra dire avec le zen : « Agis comme si tu n'agissais pas. »
Pour éviter que la pensée s'évapore en anagogies faciles, il faut observer quelques précautions. On doit d'abord écarter tout syncrétisme, sinon on reconstituerait une orthodoxie, d'autant plus menacée d'intolérance qu'elle serait mal fondée. Il ne faut ensuite ni relativiser ni affaiblir les doctrines : les idées de derrière, comme disait Pascal, ne sont pas du même ordre que les convictions vécues et ne doivent pas s'y substituer. En troisième lieu, les exigences morales ou rituelles de la confession ou de l'École ne doivent être ni supprimées ni atténuées par la représentation d'un fondement transcendant. Il n'y aurait aucune place pour le respect si chacun ne commençait par se respecter soi-même : les soufis s'abstiennent de vin, de porc et de viande d'animaux tués par étouffement ; la franc-maçonnerie ne saurait prendre la place d'une religion.
La pensée de Clément d'Alexandrie se conforme à toutes ces règles de validité. Clément n'est rien d'autre que chrétien. Il l'est si purement qu'il rejette le judéo-christianisme et ses tendances encratites. Le privilège des juifs consiste à avoir engendré le Messie, leur théologie présente des zones d'ombre. Le Christ ne fait qu'un avec la Raison universelle, le Logos. Cette proposition, d'origine johannique, va recevoir une application étendue. Tout homme a été créé à l'image de Dieu. Mais seuls les justes demeurent à sa ressemblance. Aussi Dieu a-t-il révélé à tous les peuples sa justice par l'intermédiaire de l'ange de chaque nation et des inspirés. Hors du christianisme, les vérités sont enveloppées d'ombre. La Source unique qui les a révélées ne les rend pas moins respectables. Nous devons donc vénérer non seulement les prophètes de l'Ancien Testament, mais encore les grands chantres du paganisme. Philon avait déjà suggéré que Platon avait bénéficié d'une assistance surnaturelle. Clément multiplie des parallèles d'artiste. Par exemple entre les deux citharèdes, Orphée et David : leur chant préfigure et annonce l'Évangile.
La pensée de Clément rebute quelques-uns, car elle se fonde sur un symbolisme générateur d'une très riche iconographie, mais dont le ressort a cessé d'être populaire. Du point de vue philosophique, elle contient une difficulté. La doctrine, d'une grande richesse, permet d'interpréter les traditions de tous les peuples. Mais au fond elle identifie la vérité métaphysique avec l'acte créateur et toute vérité particulière qui s'y rapporte avec le moment de l'inspiration. Il s'ensuit que l'on considère légitimement une pensée universelle, mais que toute pensée est entraînée dans un mouvement de décadence. Cela serait[...]
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Écrit par
- Bernard GUILLEMAIN : professeur émérite à l'université de Rouen
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