TON VISAGE DEMAIN (J. Marías) Fiche de lecture
Tu rostro mañana (Ton Visage demain, trad. J.-M. Saint-Lu, Gallimard, 2004-2010) est un « ensemble littéraire », pour reprendre les mots de l'auteur qui récuse le terme « trilogie », composé de Fiebre y lanza (2002, Fièvre et lance), Baile y sueño (2004, Danse et rêve), Veneno y sombra y adios (2007, Poison et ombre et adieu). Cette somme, critique acerbe de la société espagnole, tient du roman policier ou d'espionnage, du thriller, du récit à énigmes et à rebondissements. Elle peut être appréciée, selon diverses perspectives.
La première serait celle de l'intrigue qui en constitue l'axe majeur. Le narrateur et protagoniste de ce véritable kaléidoscope romanesque est un Espagnol, Jacobo Deza, de retour à Londres après la séparation d'avec son épouse Luisa. Deza possède le don de percevoir l'intériorité des autres, leur destin, leur loyauté ou leur traîtrise, leur capacité éventuelle de tuer – leur visage à venir. Mr. Tupra, inquiétant personnage doué de la même faculté, embauche Deza dans un groupe anonyme, rattaché aux services secrets britanniques. Il s'agit d'analyser la personnalité de gens plus ou moins célèbres, dont l'image a été captée à leur insu sur des vidéos. Entraîné dans des péripéties tourmentées ou criminelles, la personnalité de Deza et celle des membres de son entourage se dévoilent. De retour en Espagne, pour protéger Luisa d'une relation dangereuse, il va découvrir en lui la même capacité de violence qu'il avait observée chez Tupra. Poison et ombre et adieu met un terme aux péripéties de Deza, héros de cette ample fiction, lassé de visionner des actes d'une cruauté intolérable.
De nombreuses allusions autobiographiques offrent un autre point de vue sur ce cycle, que l'auteur considère comme « son œuvre la plus importante ». Né à Madrid, en 1951, Javier Marías passa une partie de son enfance aux États-Unis. Après avoir écrit divers romans, il publia en 1979 une traduction de Tristram Shandy de Laurence Sterne, des poèmes de R. L. Stevenson (1980), ainsi que du Miroir de la mer de J. Conrad (1981). Pendant plusieurs années, il enseigna la littérature espagnole à l'université d'Oxford. Il s'appliqua aussi à traduire William Faulkner (1997) et Vladimir Nabokov (1999). De fait, son goût et sa connaissance de la culture anglo-saxonne imprègnent Ton Visage demain. Ainsi, un des principaux personnages, sir Peter Wheeler, hispaniste passionné par l'histoire de la guerre civile espagnole et hanté par d'obscurs souvenirs, qui dans le premier volume donne une soirée mondaine rassemblant les protagonistes, a pour modèle l'hispaniste sir Peter Russel, qui enseigna aussi à Oxford. Jacobo Deza, est à l'image de l'auteur, qui fut lecteur d'espagnol à Oxford. Les allusions à la littérature de langue anglaise, Shaskespeare, Milton, Conrad, des écrivains nord-américains et les fines observations sur la traduction de l'anglais en espagnol suggèrent une fervente expérience de la traduction. À cet égard, Javier Marías déclare que ce roman est né du projet de « travailler sur l'interprète, l'interprète de personnes, de vies, de quelque chose, de langues, d'une espèces de „nègres“ (auteurs dans l'ombre) et de rendre compte jusqu'à quel point on peut se fier à eux et de quelle façon changeront leurs visages ». Dans ce faisceau de références autobiographiques, la plus émouvante et la plus dramatique est celle que fait l'auteur, sous le couvert du narrateur, de la trahison dont, sous le régime franquiste, son père, le philosophe républicain Julián Marías (1914-2005), fut la victime, au risque de sa vie, de la part de son meilleur ami. D'autres épisodes sordides ou méconnus qui renvoient aux deux guerres mondiales, à la persécution des juifs, à la guerre froide, à la chute du Mur de Berlin et à la guerre civile espagnole sont relatés minutieusement, notamment la[...]
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Écrit par
- Bernard SESÉ : professeur émérite des Universités, membre correspondant de la Real Academia Española
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