MORRISON TONI (1931-2019)
Reconstruire une identité bafouée
La poétique de son écriture répond au projet de Morrison de comprendre dans toutes ses potentialités une vérité insoupçonnée. Ainsi dans Jazz (1992), elle recrée, à propos d'un crime passionnel à Harlem, non seulement toutes les émotions associées aux images de la mort mais aussi le mystère propre à chaque mort. Les structures propres au jazz viennent ici inspirer les constructions du roman. Playing in the Dark. Blancheur et imagination littéraire (1992) est une étude des stéréotypes raciaux dans la littérature, et Race-ing Justice, En-gendering Power (1992) traite, dans la même optique, de la nomination du juge Clarence Thomas à la Cour suprême et de l'affaire Anita Hill comme exemples de « construction de la réalité sociale ».
De 1989 à 2006, Toni Morrison enseigne à l'université Princeton. Membre fondateur de l'Académie universelle des cultures, elle obtient le prix Nobel de littérature en 1993. L'Académie suédoise récompense ainsi celle qui, « dans ses romans, caractérisés par une force visionnaire et une grande puissance poétique, ressuscite un aspect essentiel de la réalité américaine ».
Remarquable conteuse, Morrison est une Afro-Américaine qui revendique sa différence ; c'est pour son peuple qu'elle écrit, pour reconstruire avec lui une mémoire collective, une identité bafouée, un rêve différé, comme on le voit encore avec A Mercy(2008, Un don) ou Home (2012), qui font revivre des périodes refoulées de l’histoire nationale, l’Amérique coloniale et la guerre de Corée. C'est pour les Noirs américains qu'elle relit et « réécrit » la littérature noire en essayant d'en montrer toute la spécificité. En ce sens, son écriture est politique, engagée dans une réalité troublante qu'elle cherche à cerner. Décidée à prendre ses distances par rapport aux idéologies qui ont donné de l'âme noire des interprétations réductrices, elle se défie des certitudes et a l'ambition d'explorer ce qui a échappé au regard des historiens comme à l'imaginaire de ses prédécesseurs. Elle souligne les ambiguïtés et les incertitudes à l'intérieur même de l'œuvre. Tout manichéisme est exclu : l'essentiel est de retrouver le sens du tragique et du sacré. Cette vérité, Morrison la recherche par des voies qui incluent l'humour, le burlesque, l'insolite, le merveilleux. Les pratiques culturelles afro-américaines sont placées au cœur de sa poétique. Dans la musique et la tradition orale, elle puise figures et énigmes. Inséré entre un début, qui pose l'énigme qui gouverne tout le texte, et une fin où s'énonce son inachèvement, le roman demeure une « œuvre ouverte ».
Beloved faisait partie d’une trilogie qui, après Jazz, situé en 1926 au moment de la Renaissance de Harlem, se clôt avec Paradise(1997). Ce roman, qui s’ouvre sur le massacre en 1976 de cinq femmes réfugiées dans le Couvent – elles seront les protagonistes des chapitres suivants – par les hommes de la ville de Ruby, fondée par des Noirs en 1890 dans l’Oklahoma, revient sur la notion de pureté raciale et sur le mouvement des droits civiques. Il renvoie aux lecteurs leurs propres constructions mentales en refusant de donner l’identité de la femme « blanche » tuée en premier : la « race » importe-t-elle ? Love(2001) explore le milieu peu connu des stations balnéaires réservées aux Noirs au temps de la ségrégation, tout en creusant le thème récurrent de l’abus sexuel de la petite fille noire, ici par un patriarche disparu mais toujours tout-puissant. Le colorisme est au cœur de Délivrances(2015)qui explore une ultime fois, non sans avoir recours à une forme particulière de « réalisme magique », la vulnérabilité de l’enfant noir, ici victime de toutes sortes de violences (abus psychiques, pédophilie,[...]
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Écrit par
- Michel FABRE : professeur émérite
- Claudine RAYNAUD : professeure des Universités
Classification
Média
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