TORTURE
De l'Inquisition à l'abolition
Le concile de Vérone de 1184 donne pour la première fois ordre aux évêques de rechercher eux-mêmes les hérétiques ; il fait appel aux princes et aux seigneurs pour lutter contre l'hérésie sous peine d'excommunication. Il crée une « constitution » qui fait des évêques les premiers inquisiteurs et qui livre aux bras séculiers clercs et laïcs coupables d'hérésie (l'Église condamnant toute effusion de sang). Les premières commissions inquisitoriales composées de prêtres et de laïcs sont présentes au concile d'Avignon en 1200. En 1219, une bulle papale débute par ces mots : « Que chacun de vous ceigne son épée et n'épargne ni son frère ni son plus proche parent. » Et, le 20 avril 1223, Grégoire IX confie le quasi-monopole de l'Inquisition aux frères prêcheurs, auxquels sont associés les frères mineurs. Les pouvoirs inquisitoriaux sont confiés à deux dominicains au moins dans chaque cité, dans le midi de la France d'abord, foyer de l'hérésie cathare, puis dans toute la chrétienté. Les inquisiteurs rédigent des manuels de procédure qui deviennent rapidement des « guides pratiques de l'interrogation sous la torture ». Le plus célèbre de ces manuels est celui de Bernard Gui, inquisiteur dans le Toulousain de 1307 à 1324 ; on connaît, en outre, celui de Nicolas Eymeric qui, le premier, reconnaît les limites de la torture : elle peut faire mourir les plus forts sans qu'ils avouent et faire avouer les plus faibles indistinctement.
La torture acceptée par l'autorité religieuse ne diffère de la torture romaine que sous un aspect : le silence. Le secret est l'invention du pouvoir dominicain : les chefs d'accusation ne sont pas connus du suspect ; l'inculpé ne peut demander aucune assistance judiciaire (cela se passe « sans clameur d'avocat »). Les débats sont, certes, contradictoires, mais jamais publiés ; l'accusé n'est jamais mis en présence de ses accusateurs. Et, pourtant, il importe que l'accusé se défende (ce qui permet à Michel Foucault d'évoquer la joute) : car, ce que recherche le pouvoir ecclésiastique, c'est l'aveu, qui fait de l'accusé l'accusateur de lui-même ; il faut non seulement qu'il confesse sa faute, mais encore qu'il requière contre elle, et donc contre lui-même. Pourtant, comme l'écrit Foucault, « le secret n'empêchait pas que, pour établir la vérité, on devait obéir à certaines règles. Le secret impliquait même que soit établi un modèle rigoureux de démonstration pénale ». C'est ce modèle même, avec ces preuves vraies, directes ou légitimes, indirectes, conjecturales ou artificielles, manifestes, considérables, imparfaites ou légères, urgentes ou nécessaires ; avec ses indices prochains ou preuves semi-pleines, ses indices éloignés ou « adminicules » ; c'est ce modèle judiciaire rigoureux, permettant de constituer une véritable algèbre, qui autorisera certains commentateurs à voir dans la torture le mode de production de la preuve le plus élaboré qu'on ait connu jusqu'au xixe siècle. Cette interprétation de l'usage juridique de la torture pourrait se justifier dans le strict domaine du droit pénal ; mais la confusion du domaine politique avec le domaine criminel limite la valeur de cette analyse et la réduit à l'état de vœu pieux rétroactif. Car, si l'algèbre de la preuve détermine le nombre de coins qu'on doit enfoncer dans le brodequin, c'est cette même algèbre (utilisée dans le même secret de procédure) qui servit aux grands procès de Moscou des années trente, à ceux de Budapest ou de Prague. L'abolition de la torture par la Révolution française ne fut que l'effet de l'évolution du droit pénal. Le maintien de son usage dans le[...]
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Écrit par
- Olivier JUILLIARD : écrivain
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